Une indépendance unilatérale de la Catalogne a-t-elle des chances d’être suivie d’effets ?

Le débat sur l’autodétermination de la Catalogne a souvent été analysé depuis 2012 comme un dilemme entre légalité et légitimité : cette autodétermination serait contraire à la légalité du droit espagnol, mais légitime dès lors qu’une majorité de citoyens (autour de 80 %) veut décider de son statut politique. La question serait donc de savoir si c’est la légalité ou la légitimité qui doit primer.

Ce débat reste somme toute assez théorique, car il ne nous éclaire guère sur les possibilités concrètes qu’aurait un État catalan autoproclamé de se consolider sur la scène internationale en tant qu’État souverain. En effet, en droit international, les notions de légalité ou de légitimité sont relativement secondaires en matière de naissance (et de reconnaissance) de nouveaux États. Ce qui compte avant tout, c’est le principe d’effectivité. Ainsi, pour qu’un État ait une chance d’être reconnu par la communauté internationale, au-delà de la question de la légalité ou de la légitimité, il faut qu’il s’agisse dans les faits d’un État indépendant en tant que tel. De façon schématique, le droit international établit un critère essentiel pour caractériser un État indépendant : le territoire et ses habitants doivent être soumis à l’autorité exclusive d’un gouvernement, c’est-à-dire que ce gouvernement doit avoir le « monopole de la violence légitime ». Pour ce faire, le gouvernement du nouvel État doit disposer de manière exclusive des instruments permettant d’exercer les fonctions régaliennes : police, justice, armée, administration fiscale… Mais surtout, il faut que les citoyens, en pratique, se plient aux règles juridiques émises par le nouvel État et cessent d’obéir à l’État dont ils se sont séparés.

Au regard de ce principe, quelles sont les chances qu’a une proclamation d’indépendance par la Catalogne d’être suivie d’effets et, partant, d’être reconnue internationalement, ne serait-ce qu’à moyen terme ?

Quand la sécession résulte d’un accord avec l’État central, son effectivité ne pose pas problème puisque l’indépendance se fait dans le cadre de la loi : l’État central se retire du territoire nouvellement indépendant et le nouvel État en devient l’autorité exclusive et effective. Peu importe qu’une partie significative des habitants du nouvel État ait été hostile à l’indépendance. Si le « Oui » l’avait emporté avec 50,1 % des suffrages en Écosse, Londres aurait été tenue d’en accepter le résultat et aurait cédé le contrôle du territoire. C’est notamment ce qui s’est passé entre le Monténégro et la Serbie dans le cadre d’un référendum légal gagné de justesse par les indépendantistes.

urne

La situation est plus complexe dans le cas de la Catalogne puisqu’il n’y a pas d’accord entre les indépendantistes et l’État quant aux règles du jeu. L’État juge illégale la séparation, si bien que l’indépendance ne pourrait guère y résulter que d’une action unilatérale. À l’évidence, l’État espagnol n’a pas l’intention de céder à la Catalogne le monopole des pouvoirs régaliens. Il est pour le moins improbable que l’armée et la police espagnoles se retirent de leur plein gré du territoire catalan en cas de proclamation unilatérale de l’indépendance. En outre, le contrôle avéré de Madrid sur l’appareil judiciaire (dont la régionalisation a toujours été refusée, contrairement au cas de pays fédéraux tels que la Belgique ou le Canada) assure à l’État espagnol qu’il ne serait pas aisé pour un État catalan embryonnaire d’imposer le respect de ses propres normes de droit.

L’indépendance unilatérale catalane a beau vouloir se faire via les instruments légaux du droit catalan (cf. le vote de « lois de déconnexion » par le Parlement de Catalogne), elle n’en reste pas moins, du point de vue du droit espagnol, un acte illégal. À cet égard, il faut donc assumer, comme le fait surtout la gauche indépendantiste catalane, que l’indépendance unilatérale de la Catalogne est un acte de désobéissance, distinct des cas d’indépendance négociée. C’est en essence un acte révolutionnaire.

Précédents historiques

Mais il est tout aussi évident qu’une Révolution n’est pas en soi vouée à l’échec. Les États nés de façon unilatérale du démembrement de la Yougoslavie ou de l’Union soviétique ont dû faire face aux mêmes difficultés pour imposer leur souveraineté sur leurs territoires. Ils ont toutefois disposé d’un atout de taille : une très large majorité de la population était favorable à l’indépendance. Lors des élections ou des référendums où était en jeu la question de la sécession, les indépendantistes y ont obtenu le soutien d’entre 60 % et 80 % des inscrits (abstentionnistes inclus). Face à un tel consensus social indépendantiste, il devient rapidement impossible à l’État central d’exercer ses pouvoirs régaliens sur le territoire ayant proclamé son indépendance. C’est d’autant plus vrai que le soutien aux indépendantistes se situe dans le haut de cette fourchette. Ce n’est pas un hasard si le pourcentage de soutien le plus faible dans cette fourchette correspond à la Bosnie, dont l’indépendance n’a été acquise qu’au terme d’une guerre et, dans les faits, d’une quasi-partition du pays.

Mais on répliquera qu’il s’agit peut-être là de cas spécifiques liés à l’effondrement des régimes communistes à la fin du XXe siècle. Élargissons donc maintenant le prisme à l’ensemble des indépendances européennes depuis le début du XXe siècle — nous excluons donc les cas de décolonisation hors d’Europe qui sont peu pertinents pour la question qui nous occupe, ainsi que les États-Nations datant d’avant le XXe siècle, qui ne sont pas nés dans des contextes démocratiques. On observe alors que toutes les indépendances survenues sur la période ont été négociées avec l’État central (Norvège, Islande, Slovaquie) ou résultent de conflits dans lesquels l’État central a été chassé militairement du terrain (Pologne, Finlande). Le seul cas comparable à la Catalogne serait alors celui de l’Irlande, dont l’indépendance résulte d’une élection où les indépendantistes avaient obtenu 70 % des sièges mais 46 % des voix. L’indépendance n’y a été acquise qu’au prix d’un conflit armé de deux ans, de la partition du pays (de façon à aboutir à une majorité sociale indépendantiste claire dans la partie de l’île détachée de Londres), mais aussi d’une reformulation des termes mêmes de la sécession (non pas une République d’Irlande indépendante, mais un « État libre » maintenu plus de 25 ans dans le Commonwealth avec un statut rappelant celui des Dominions britanniques d’outre-mer).

En définitive, il apparaît que ce qui constitue une majorité suffisante pour former un gouvernement, gagner un référendum légal, adopter une Constitution (généralement 50 % des suffrages exprimés + une voix) n’a historiquement jamais suffi en Europe pour imposer une indépendance de manière démocratique et relativement pacifique dans un contexte d’hostilité de l’État central.

Pour en revenir à la Catalogne, peu importe que le vote visant à proclamer unilatéralement l’indépendance ait été qualifié d’« exercice de participation démocratique » (09/11/2014), d’« élections plébiscitaires » (27/09/2015) ou de « référendum » (01/10/2017). Dans la mesure où ce vote se faisait hors du cadre légal en vigueur, sa qualification juridique n’était pas pertinente : ce qui comptait, c’était de déterminer s’il permettait de dégager une majorité sociale telle qu’une déclaration d’indépendance unilatérale serait susceptible d’être suivie d’effets sur le terrain. Si, dans n’importe lequel de ces trois votes catalans, le « Oui » à l’indépendance, au lieu de recueillir les suffrages de 40 % des inscrits, avait été plébiscité par 75 à 80 % de la population en âge de voter (abstentionnistes inclus), comme ce fut le cas dans les pays baltes, il ne fait guère de doute que, sauf répression armée par l’État espagnol, la Catalogne serait aujourd’hui indépendante ou proche de l’indépendance.

Cependant, l’Histoire n’est pas une fatalité. On ne peut pas exclure que, au XXIe siècle, au cœur de l’Union européenne, le cas de la Catalogne crée un précédent qui modifie les règles empiriques des conditions de succès d’une indépendance unilatérale. Cette conviction semble d’ailleurs au cœur de la démarche de la majorité des acteurs indépendantistes en Catalogne. Néanmoins, faute de précédent, il est sans doute prudent de considérer, comme le fait une partie des dirigeants et des intellectuels indépendantistes catalans, que plus la majorité sociale favorable à l’indépendance sera large, plus les chances de concrétisation (pacifique) de l’indépendance sur le terrain seront importantes.

Poids social de l’indépendantisme en Catalogne

Qu’en est-il ? Après l’immense essor qu’a connu l’indépendantisme entre 2010 et 2012, celui-ci obtient, selon les élections et les sondages, entre 40 % et 50 % des suffrages. L’unionisme a connu quant à lui une évolution plus contrastée. Au cours de la période comprise entre 2012 et 2014, divers sondages le situaient autour de 30 %, ce qui veut dire qu’environ ¼ de la population n’était ni favorable ni hostile à l’indépendance (ou préférait ne pas s’exprimer, dans un contexte où l’indépendantisme avait le vent en poupe). De 2014 à 2017, on a assisté à une polarisation croissante de l’opinion catalane, l’indépendantisme et l’unionisme faisant désormais jeu égal, avec même un léger avantage de l’unionisme sur la fin de la période. De plus, si 80 % des Catalans sont favorables à un référendum d’autodétermination — ce qui veut dire qu’une majorité d’unionistes est pour —, ce pourcentage est à peine supérieur à 50 % s’agissant d’un référendum sans accord de l’État : il y a donc des indices qui permettent de croire que, compte tenu de l’état de l’opinion catalane, à tout le moins tel qu’il a existé entre 2014 et 2017, la légitimité d’un processus unilatéral d’indépendance n’aurait pas été sans poser problème au sein de la société catalane.

petite fille drapeau
À cela, il faut ajouter le fait que cette polarisation a un caractère très stable dans la mesure où elle coïncide largement avec des critères d’autodéfinition identitaire, peu susceptibles de connaître des bouleversements majeurs à court terme. Ce rôle de l’identité dans le choix pour ou contre l’indépendance semble paradoxal, alors même que l’indépendantisme catalan (et avant lui le catalanisme) se caractérise précisément par le fait de vouloir rassembler au-delà des identités d’origine — ce qui est presque une question de survie politique dans une société culturellement aussi plurielle que la Catalogne, où les personnes se définissant comme hispanophones sont au moins aussi nombreuses que celles qui se définissent comme catalanophones. Or, les sondages du gouvernement catalan indiquent (en simplifiant) que 80 % des catalanophones sont indépendantistes et 80 % des hispanophones unionistes. De fait, cette stabilité du clivage pour ou contre l’indépendance est également évidente si l’on observe les comportements électoraux lors des diverses élections au Parlement de Catalogne depuis 2012 : les mouvements de voix se font pour l’essentiel entre partis indépendantistes ou entre partis unionistes, mais très peu d’un bloc vers l’autre. Tant qu’aucun des deux projets de société ne parviendra à rassembler de manière très nettement transversale, la situation de match nul permanent semble assurée.

L’hostilité de l’État espagnol à la tenue d’un référendum légal s’explique peut-être par cette conviction qu’il serait extrêmement difficile pour l’indépendantisme de matérialiser sur le terrain la sécession unilatérale : pourquoi accepter un référendum légal à l’écossaise que l’on est susceptible de perdre de justesse, dès lors que l’indépendantisme et l’unionisme sont au coude à coude, si l’on peut imposer aux indépendantistes des règles du jeu différentes, et autrement plus complexes, à savoir celles de la sécession unilatérale ?

La répression par l’État peut-elle provoquer un basculement ?

C’est dans ce contexte que la répression violente mise en œuvre par les forces de police espagnoles lors du référendum du 1er octobre, et le traumatisme qu’elle a causé, peut avoir marqué un tournant. Les images de la brutalité policière renvoient au souvenir du franquisme chez beaucoup de Catalans, même non-indépendantistes, surtout à gauche de l’échiquier politique. C’est notamment le cas du secteur de la population proche du mouvement indigné incarné par Podemos ou Ada Colau. Le scénario d’une convergence des objectifs entre les mouvements indigné et indépendantiste, jusqu’à présent exclu par la rivalité politique opposant ces deux blocs depuis 2014, fait désormais partie des champs du possible. La Catalogne est peut-être en train de s’orienter vers un rapport de force entre indépendantisme et unionisme plus proche de celui qui a existé au cours de la période 2012-2014. De plus, malgré le déploiement d’une force policière considérable, l’État n’est parvenu à empêcher la tenue du référendum que dans une petite minorité de bureaux de vote et il a dû faire face à une résistance pacifique inattendue. La conviction existe désormais chez une partie des indépendantistes que l’effectivité de l’indépendance unilatérale sur le terrain est assurée. Enfin, après cinq ans de processus indépendantiste promettant une sécession imminente, et après deux consultations/référendums et des élections plébiscitaires, on ne voit plus très bien ce qui pourrait encore rendre acceptable aux électeurs indépendantistes de différer un peu plus la séparation. Il est donc possible que l’on s’achemine à court terme vers une tentative de mise en œuvre de la voie unilatérale vers l’indépendance.

crsCompte tenu de ce qui a été exposé ci-dessus, le succès de cette opération dépendrait de divers facteurs :Les indépendantistes réussiront-ils à élargir durablement leur base (notamment vers les électeurs proches du mouvement indigné) de façon à s’assurer la très large majorité qui semble nécessaire pour avancer dans un scénario unilatéral au vu des précédents de long terme en Europe ?

  1. Si le point 1 n’est pas vérifié, une partie significative de l’unionisme va-t-elle basculer vers la neutralité en raison de la réponse agressive de l’État central ?
  2. Si les points 1 et 2 ne sont pas vérifiés, les règles empiriques concernant les conditions de succès d’une indépendance unilatérale cesseront-elles de s’appliquer dans le cadre actuel, de telle sorte que, malgré l’hostilité de l’État central, la mise en œuvre de l’indépendance serait possible même à défaut de large consensus social ?
  3. Quels peuvent être les effets, dans un sens comme dans l’autre, d’une montée en puissance de la répression par l’État (suspension de l’autonomie, réponse policière voire militaire) ?
  4. Enfin, comme dans le cas du Brexit, les difficultés, notamment économiques, rencontrées lors de la mise en œuvre de la séparation peuvent-elles entraîner un glissement de l’opinion ?

Une semaine après les événements du 1er octobre, tous les acteurs manquent à l’évidence de recul pour pouvoir apprécier chacun de ces facteurs, d’autant plus que, comme nous l’avons vu, le cas catalan est sans précédent. Malgré cela, il semble que des décisions capitales sont sur le point d’être prises des deux côtés, dont l’issue est impossible à prévoir.

Face à cette incertitude, on ne peut conclure qu’en constatant que, s’il s’avérait que la répression décidée par l’État central a accéléré l’indépendance, on pourra dire que Mariano Rajoy, en faisant le choix de la force, sera parvenu à résoudre, à ses dépens, la crise qu’il avait générée en 2006 en s’opposant à l’élargissement de l’autonomie catalane. Et a contrario, si la stratégie unilatérale des indépendantistes échoue, il leur faudra admettre qu’ils auront mal calculé le rapport de force et que, de plus, c’est à tort qu’ils auront cru que les règles empiriques observées au XXe siècle en matière de naissance d’États avaient cessé de s’appliquer au XXIe siècle au sein de l’Union européenne.

 

 

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