Madrid, Barcelone, Valence, Saragosse, Burgos, León, Séville, Donosti, Mislata, Getafe… Depuis quelques jours, des fresques murales en hommage à de grandes figures du féminisme ont été vandalisées dans une dizaine de villes espagnoles. Une opération aussi coordonnée que glaçante.
Photo : Charlotte Mahdavy
La méthode est systématique : des visages grossièrement barrés à la bombe noire dans une tentative maladroite de figurer un voile islamique. En arrière-plan sont peints des slogans haineux comme « L’Espagne ne sera jamais musulmane », « Le vrai patriarcat », « Stop à l’islam ». Derrière cette campagne de vandalisme se cache Juventud Combativa, un groupuscule identitaire qui mêle esthétisation de la violence, slogans ultranationalistes et activisme en ligne. Très présent sur les réseaux sociaux depuis 2022, le groupe se veut anti-système, tout en promouvant une vision profondément réactionnaire de la société.
Sans affiliation politique déclarée, il se revendique d’une jeunesse « révolutionnaire » et « populaire », opposée au capitalisme et aux élites. Mais derrière cette façade contestataire se dessine un discours virulent contre le féminisme, l’immigration, les personnes LGBTQI+ et la gauche en générale. Leurs vidéos mettent en scène des jeunes se réclamant des classes populaires, organisés en factions locales, ridiculisant élus progressistes, avec une agressivité assumée. L’attaque coordonnée contre les fresques féministes incarne leur stratégie : détourner les luttes sociales pour les instrumentaliser à des fins identitaires.
Des artistes comme Frida Kahlo, des astronautes comme Valentina Terechkova, écrivaines comme Simone de Beauvoir, ou activistes comme Angela Davis et Emma Goldman se retrouvent ainsi privées de visage, sur des murs censés leur offrir une forme de reconnaissance et d’éternité.
Cette vague d’islamophobie survient dans un pays où le débat sur le voile islamique ne fait qu’émerger timidement, à mille lieues des crispations françaises sur le sujet. Il n’existe en Espagne aucune législation nationale interdisant le voile dans l’espace public. La loi sur la liberté religieuse de 1980, au sortir de la dictature franquiste, consacre la coexistence des croyances dans un esprit de concorde. Il est encore légal, par exemple, d’accrocher un crucifix dans une salle de classe, même si la pratique est marginale. On est donc bien loin d’une législation restrictive sur les manifestations ou les signes religieux.
Voile en Espagne : un débat naissant dans un cadre légal permissif
Quant au port du voile, il est autorisé dans l’ensemble des lieux publics. En 2010, la mairie de Lleida, en Catalogne, avait tenté d’interdire le voile intégral dans ses bâtiments municipaux. Cette décision avait été annulée par le Tribunal suprême espagnol en 2013, au nom de la liberté de culte. Un cadre législatif qui limite considérablement les marges de manœuvre des collectivités locales : ni les mairies ni les régions ne peuvent ainsi légiférer en la matière.
En Catalogne, où des villes comme Lleida ou Manresa comptent environ 10 % de population de confession musulmane, le port de tenues religieuses dans les piscines, écoles ou services publics est sujet à discussion. Des élus, notamment indépendantistes, ont demandé à ouvrir un débat au sein de leurs partis, mais les leviers juridiques restent faibles.
Récemment, le Parlement catalan a toutefois été secoué par une motion portée par le parti indépendantiste d’extrême droite Aliança Catalana, visant à interdire le voile sur l’ensemble de la voie publique. Si cette proposition a été rejetée, elle a mis en lumière les tiraillements internes des partis plus modérés, comme Junts, qui se dit favorable à l’exclusion du voile à l’école publique ou à celle du niqab dans les lieux ouverts.
Entre soutien à la Palestine et crispations identitaires
Un flou juridique et politique qui coexiste avec une posture officielle singulière de l’Espagne sur le plan international : reconnaissance de l’État palestinien, appels répétés de la vice-présidente Yolanda Díaz à sanctionner Israël, manifestations massives et régulières en soutien à la Palestine dans les grandes villes du pays. Un engagement qui tranche avec celui d’autres pays européens…mais qui n’empêche pas certains groupes d’extrême droite de continuer à diaboliser tout ce qui touche de près ou de loin à l’islam.
C’est ce paradoxe qui rend l’attaque contre les fresques encore plus suprenante. Car dans un pays où l’on ne légifère pas sur le voile et où l’on soutient (au moins en paroles) un peuple musulman, des figures du combat pour l’égalité des genres sont aujourd’hui affublées de niqabs pour mieux dénoncer… l’islam.
En détruisant ces fresques, Juventud Combativa ne se contente pas d’effacer des visages : il nie les combats, les héritages, les voix. Il voile les femmes pour mieux les faire taire, au nom d’une prétendue émancipation. Et dans ce retournement cynique, c’est bien toute la société civile qui se retrouve menacée. Car un mur vandalisé n’est pas qu’un acte de délinquance graphique. C’est un avertissement politique face à des pratiques de déshumanisation.