Si vous êtes Français à Barcelone et que vous avez déjà sorti une vanne un peu acide du genre « Il a l’air gentil, mais ce n’est pas le crayon le plus aiguisé de la boîte », vous avez sans doute été confronté à un haussement de sourcil, un sourire un peu gêné voire un regard horrifié.
C’est que nos blagues franchouillardes, pleines de second degré, d’ironie vacharde et de jugements gratuits, ne passent pas toujours les frontières. En Espagne, l’humour français est parfois perçu comme cruel et complètement déplacé.
Le sarcasme comme patrimoine culturel
En France, l’humour est autant une arme d’autodéfense qu’un lubrifiant social. On se taille entre amis, on pique les gens qu’on aime bien, et on réserve notre plus belle indifférence à ceux que l’on méprise. Si l’on se moque de vous, c’est souvent bon signe, ça veut dire que vous vous intégrez au groupe. En revanche, c’est quand on vous ignore qu’il faut commencer à s’inquiéter.
Dès l’enfance, nos mères mettent à l’épreuve nos capacités à recevoir les coups en se piquant des commentaires les plus colorés sur nos œuvres de bambin. Et, à l’école, on apprend à manier l’art de la vanne bien mieux que la flûte. Dans la cour de récré, il faut donc savoir répliquer du tac au tac, pour éviter de finir seul à manger ses BN au fond du préau.
Une culture de la comédie, contre celle de l’Ironie
En Espagne, l’humour est souvent plus bon enfant. On se charrie, oui, mais sans méchanceté. L’objectif n’est pas de briller en humiliant l’autre, mais de rire ensemble. Bref, on est plus près de la Comedia ibérique avec ses personnages hauts en couleurs et ses malentendus tragi-comiques que des Liaisons dangereuses.
Ici, on n’hésite pas à grossir le trait, à étayer ses anecdotes de gestes équivoques et de sous-entendus scatologiques, mais on évite de tailler gratuitement quelqu’un sur ses choix vestimentaires. Pas étonnant donc que nos petites phrases assassines passent souvent pour des attaques personnelles. Et quand on balance un « Tu vas sortir comme ça ? T’as perdu un pari ? » sur un ton jovial, on récolte un « Pero por qué me dices eso ? »
Critiquer en terrasse : un sport national, incompris à l’étranger
Le problème, c’est qu’en plus d’avoir un humour qui frise la méchanceté, le gabacho est un vrai sniper qui raffole d’un passe-temps jugé passablement mesquin ici : observer et critiquer. On ne va pas juste en terrasse pour siroter un café ou une clara au soleil, non. On s’installe, on mate les passants, et on les dégomme. Du style : « Lui il a un jean moulant, des cheveux gras et une trottinette : il bosse dans le marketing digital. » ou « Regarde-moi cette idiote avec ses chaussettes fantaisie, et ses baskets fluos. On ne lui a jamais appris à ne jamais porter plus de deux couleurs ? » Pour nous, c’est ludique, presque sociologique et dénué de méchanceté, car on sait qu’on pourrait être l’objet de ces piques 100% gratuites issues d’un petit plaisir simple de la vie : celui d’émettre un jugement esthétique non sollicité. Mais pour les transpyrénéens cette activité est loin d’être innocente.
Les yeux revolver, le regard qui tue
Un beau jour alors que votre fidèle servante s’attachait à dézinguer mentalement le mauvais goût d’une parfaite inconnue à plateformes vernies, on l’interpella « Oye que te miras tia ? » Désarçonnée par cette effronterie, elle ne pût que bégayer un timide « Nada…» et changea de wagon fissa, les joues échauffées par cette humiliation publique. À croire que notre talent pour partager notre mépris inconditionnel par les fenêtres sur l’âme que sont nos yeux, n’est pas universellement apprécié. L’observateur aguerri, remarquera ainsi que le métro barcelonais est un champ de bataille où se livre une guerre silencieuse . Celle du Français contre le reste du monde. Un ado met de la musique ? On l’achève du regard. Quelqu’un se maquille dans la rame ? On soupire bruyamment. Un voyageur porte des crocs. Alors là, c’est le comble, on salue cette audace vestimentaire d’une grimace méprisante et d’un sonore « Olala ».
Certains Français persuadés qu’ils sont seuls au monde n’hésiteront pas à commenter tout haut la tenue des passagers. Sauf que nous sommes plus de de 25.000 à Barcelone, et que nombreux locaux maîtrisent la langue de Molière. Alors pour éviter de faire rembarrer ou de terminer avec un oeil au beurre noir, il est fortement déconseillé de dire tout haut ce que l’on pense tout bas. Ici, si quelqu’un dérange, on lui demande poliment de baisser sa musique. Ou, plus souvent, on parlera plus fort, ou on se lancera dans un concours de palmas.
Malentendu culturel : Français vs tout le monde
Quand on débarque avec nos blagues méchantes, nos critiques gratuites et notre ton pince-sans-rire, on peut paraître légèrement odieux. Mais ne soyons pas dupes : les Espagnols aussi jugent. Ils le font juste différemment. Ils sourient pendant, ils le font entre eux, et ils évitent d’humilier les gens en public. Question de forme, pas de fond.
Peut-être que la vraie différence, c’est que l’Espagnol aime rire avec les autres, alors que le Français aime rire aux dépens des autres. Une culture du collectif face à une culture du duel. Mais finalement, le plus important, n’est-il pas avant tout de rire de soi ?