Les Espagnols font-ils encore la sieste ?

Les Français l’imaginent sacrée, inscrite dans l’ADN ibérique. Mais la sieste, jadis ciment de la journée, a largement disparu des villes espagnoles. Ne reste qu’un mythe qui dort encore dans les têtes françaises. 

Photo : capture d’écran – reportage France 2 INA

« Ça appartient à notre culture. » « C’est comme boire, comme respirer, la sieste est en nous. » Ce reportage de France 2 ressuscité par l’INA et tourné en 2005 s’intéresse à un phénomène qui fascine les Français depuis toujours : la sieste espagnole. On y apprend que « les Espagnols sont environ 80% à pratiquer le roupillon d’après-déjeuner, en général entre 14 et 17h. » Les ibériques sont dépeints comme pratiquants quasi-unanimes de cette activité, entre 20 et 30 minutes par jour. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

La tradition de la sieste vient de la période post-franquiste. Dans une Espagne où on peine à joindre les deux bouts, les hommes de la famille ont souvent deux emplois : un de 9 à 14h, puis un de 16 à 20h. Entre les deux, forcément, il faut manger et dormir pour pouvoir tenir la cadence. Ce découpage de la journée s’est ancré dans les mœurs, au point de devenir un marqueur culturel repris dans les films, les publicités et les récits touristiques.

Mais l’Espagne de 2005 n’est pas celle de 2025. À l’époque plutôt à la traîne de l’économie européenne, le pays est maintenant en grande forme, avec une croissance quatre fois supérieure à la moyenne européenne. Un changement qui affecte le mode de vie. “On se rapproche de plus en plus de la norme européenne. Les pauses de deux heures à midi deviennent rares. On prend une heure, car on veut finir plus tôt”, observe Vicent Borrás Catala, sociologue à l’Université autonome de Barcelone et membre du Quit, un centre d’études sur la vie quotidienne et le travail.

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Photo : Clémentine Laurent

En 2016, une étude montrait déjà que près de 60 % des Espagnols ne faisaient jamais la sieste, et seulement 18 % s’accordaient parfois un repos à midi. Le phénomène est particulièrement marqué dans les grandes villes : à Barcelone ou Madrid, on travaille en continu jusqu’à 18 h ou 19 h. Il arrive de dormir un peu quand on s’accorde une journée de télétravail, mais la culture de la productivité a peu à peu grignoté celle de l’assoupissement.

Un privilège sudiste et campagnard

C’est surtout dans les petites villes et villages et dans les régions de l’extrême sud espagnol que la sieste reste vivace. À cause de la chaleur et d’une activité économique moins intense, les commerces ferment encore souvent leurs portes en début d’après-midi.

En revanche, dans les régions du nord du pays ainsi qu’en Catalogne, le phénomène est quasi-mort. Il fait moins chaud et surtout, il y a plus d’étrangers. Dans des villes très mondialisées comme Barcelone où Irlandais, Australiens et Egyptiens se côtoient dans les entreprises, hors de question d’imposer le rythme espagnol.

Pour les urbains qui tiennent à leur repos, la sieste s’est réinventée : micro-siestes de dix minutes dans des open spaces, applications de relaxation guidée, ou “power nap” dans des cabines de sommeil installées dans certains coworkings. L’héritage culturel est toujours là, mais il s’est adapté au rythme pressé du 21e siècle.

Lire aussi : On peut maintenant faire la sieste au restaurant, à Barcelone

Pourtant, de Paris à Lille, l’Espagne continue de se vendre sous les traits d’un pays alangui à l’ombre des volets clos. Les guides touristiques et les reportages français décrivent encore des villages endormis sous le soleil, comme si le temps n’y avait pas de prise.

Le cliché, confortable et exotique, résiste à toutes les statistiques et rassure : il reste ce coin du monde où l’on sait vivre lentement. Un soupçon de condescendance se glisse tout de même dans cette croyance. Car imaginer un pays tout entier assoupi à l’heure chaude, c’est conforter l’idée d’une Espagne moins pressée, donc moins productive. Une image qui flatte la supériorité supposée de l’économie française, tout en restant relativement fausse.

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