Canicule à Barcelone : vers la fin du mode de vie méditerranéen ?

Alors que les étés méditerranéens deviennent de plus en plus étouffants, Barcelone semble suspendue sous la canicule. Les rues se vident, les terrasses se désertent, et l’espace public se replie. Sommes-nous en train d’assister à la fin d’un mode de vie ?

(Photo : Clémentine Laurent)

Barcelone, ville solaire par excellence, incarne cet art de vivre méditerranéen par excellence fait de lenteur assumée, de terrasses animées à toute heure, de balades impromptues en bord de mer et de sociabilité dans l’espace public. Une image bientôt reléguée au passé ?

Plus les étés défilent, plus ils sont chauds, longs, étouffants. Plus le constat semble s’imposer… alors que l’on aimerait regarder ailleurs : si 66% des votants à notre sondage « Barcelone va-t-elle perdre son identité à cause du réchauffement climatique » considèrent que les choses n’arriveront pas à cette extrémité, 34% le pensent tout de même. Qu’en sera-t-il donc dans 5 ans ? « Cela ressemblera de plus en plus à l’Andalousie : il fera trop chaud donc il faudra faire la sieste la journée. Le travail se fera de 7h à 12h, puis de 18h à minuit », nous prédit Adrien, présent à Barcelone depuis presque 10 ans. On le voit déjà avec nos propres yeux : au cœur de l’après-midi, les rues se vident plus que d’habitude, les volets se ferment, les terrasses des cafés attendent la tombée du jour. Le thermomètre rebat les cartes, qu’on le veuille ou non. On le subit.

Face aux vagues de chaleur de plus en plus fréquentes et intenses, c’est tout un modèle culturel et urbain qui semble mis à l’épreuve. Certains commerçants avancent leur fermeture, les festivals révisent leurs horaires, les parcs deviennent inhabitables à certaines heures – sauf pour certains touristes infatigables… -, et les lieux climatisés – bibliothèques, centres commerciaux, cinémas – se transforment en refuges temporaires. Un repli forcé à l’intérieur qui marque une rupture avec l’extériorité joyeuse qui caractérisait jusqu’ici les étés catalans.

Un modèle hérité du XXe siècle

« Ce n’est pas la vague de chaleur en elle-même qui est responsable, c’est un écho de changements plus profonds à venir », analyse Emilio Roman, politologue à Barcelone. « C’est surtout le réchauffement climatique qui est en train de créer de nouveaux climats. » Et avec lui, c’est un modèle économique et social façonné depuis plus d’un siècle qui vacille.

Selon le chercheur, la “vie méditerranéenne” telle qu’on la connaît – fondée sur l’attractivité des plages, la douceur du climat et la vie en extérieur – remonte à l’époque franquiste, aux années 1950, lorsque l’Espagne a bâti sa puissance touristique sur un idéal balnéaire exportable. « Ce modèle était possible à une époque où le climat était doux, presque naturel. » Mais cette époque semble révolue. Entre les vagues de chaleur, les sécheresses prolongées et l’apparition de phénomènes extrêmes comme les DANA, la façade méditerranéenne devient plus hostile.

Le changement ne se joue pas seulement à l’échelle économique ou touristique. Il se traduit aussi par une transformation plus intime, plus insidieuse, de nos usages et de notre rapport aux autres. « On commence à perdre des opportunités de rencontre et de sociabilité au quotidien », alerte Emilio Roman. « Si on reste tous chez soi, on perd une part de notre identité collective. » Cette “perte d’interaction spontanée” touche directement ce qui fait l’ADN de Barcelone : la rencontre avec ses voisins, la vie dans la rue, les échanges informels…

La montée des températures transforme également le rapport à l’espace urbain. Certaines zones deviennent inaccessibles aux heures chaudes. « On ne peut plus se balader par la Rambla en plein après-midi. Le climat pousse à changer l’urbanisme même de la ville. » Le politologue évoque déjà l’apparition des “refuges climatiques” — des lieux publics où il est possible de se mettre à l’abri pendant quelques heures, comme les bibliothèques ou certains centres sociaux. Un urbanisme de la survie, en somme.

terrasses de Barcelone

 

Un changement de paradigme

Pour Emilio Roman, il ne fait aucun doute que les modèles sociaux sont appelés à évoluer. Mais l’ampleur du changement dépendra des décisions prises aujourd’hui. « Ce n’est pas au court terme que tout bascule. Les conséquences arrivent au moyen et au long terme. Dans trois ou quatre ans, l’été typique de Barcelone existera encore. Mais ensuite… il faudra s’adapter pour survivre. »

Reste à savoir si l’on saura construire un nouveau récit collectif autour de cette adaptation. Faut-il repenser l’urbanisme, végétaliser massivement, revoir les rythmes de travail et les usages de l’espace public ? Faut-il s’inspirer d’autres régions du monde déjà confrontées à des climats extrêmes ? « Dans les pays très chauds, on vit différemment. Peut-être faut-il observer comment eux interagissent, comment leur quotidien s’est structuré autour du climat. Le climat conditionne notre manière d’être », résume le politologue. Et avec lui, notre productivité, notre sociabilité, notre rapport au corps, à la fatigue, à l’espace. « Un soleil massif, c’est aussi une perte d’énergie. Cela finit par affecter nos systèmes économiques, notre capacité à travailler. »

À l’heure où l’Espagne s’apprête à accueillir un nombre record de touristes – 100 millions selon les projections cette année – le paradoxe est criant : comment continuer à vendre une image d’évasion et de douceur de vivre quand la réalité devient invivable, même pour les locaux ? Sommes-nous en train de perdre un mode de vie ou d’en inventer un nouveau ? Une culture de la sieste andalouse qui remonte en Catalogne, des activités nocturnes réhabilitées, de l’ombre revendiquée ? Peut-on repenser les villes méditerranéennes pour qu’elles restent vivables sans trahir leur essence ?

Il faut encore entendre de découvrir si la ville – et ses habitants – sont prêts à cet ajustement. Et si, à l’heure où l’on romantise de plus en plus volontiers les étés d’autrefois, cette nostalgie ne cache pas un refus plus profond : celui d’accepter que le climat d’hier ne reviendra pas…

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