Alors que les fêtes de Gràcia arrivent à grands pas, une petite rue du quartier prépare ses décors avec enthousiasme. Reportage dans les coulisses de la plus belle fête de Barcelone.
Photos : LS /Equinox
Depuis la rue, l’immeuble paraît abandonné. Pourtant, un va-et-vient de tous âges anime cette ancienne école de la rue Vila i Fontanals, au début de Gràcia, reconvertie en un des quartiers généraux des fêtes, qui ont lieu du 15 au 21 août. À l’intérieur, Lina, présidente de la Fondation, et Audrey, Française installée ici depuis quinze ans, nous accueillent. Les trois étages ressemblent à une fourmilière : derrière chaque porte au nom d’une rue, on coupe, colle, peint. Sculptures en polystyrène, arbres en papier mâché, guirlandes de bouchons : un joyeux bazar à quelques jours du lancement.
Aujourd’hui, la rue qui nous intéresse est celle dont Audrey s’occupe : Luis Vives. « C’est la première fois que je suis cheffe de décor, un rôle que je partage avec Bet, une voisine. On est une rue très petite, on n’a pas la prétention de pouvoir gagner, mais on espère au moins ne pas finir derniers. » Car, oui, les fêtes de Gràcia ne sont pas qu’une jolie célébration du quartier : c’est aussi une compétition.
« Un jury extérieur, en lien avec la culture mais sans lien avec les voisins va élire la plus belle rue en se basant sur la qualité technique, artistique, symbolique », nous explique Lina. La quarantenaire célèbre cette année sa dernière en tant que présidente de la Fondation, et met ainsi un terme à quatre ans de mandat.
Pour plaire au jury, la rue d’Audrey a choisi un thème « poétique et politique » en revisitant le conte des Trois petits cochons, se servant de cette fable pour illustrer le problème de spéculation immobilière qui touche le quartier. Le loup, chapeau et cravate, représente un magnat de l’immobilier tandis que les cochons, travailleurs et honnêtes, représentent les voisins. Comme dans tout conte, l’histoire finit bien : le loup dans la marmite et les cochons bien chez eux.
Pour réaliser ces décors, chacun travaille d’arrache-pied. « En ce moment, on est une dizaine à bricoler, mais le reste de l’année, à peine six. Les gens ne savent pas qu’ils peuvent aider toute l’année. Depuis quelques semaines, je viens tous les soirs après le travail et passe mes week-ends sur le projet. »
Dans la vie, Audrey fabrique des décors en papier et carton pour des vitrines et événements VIP, autant dire qu’elle apporte une expertise précieuse. Dans l’équipe, chacun a sa spécialité : Margaux, illustratrice, peint une grande partie des décors ; Montse rédige les textes ; Karla, architecte, s’occupe des portes d’entrée et de sortie, déterminantes pour la note finale. Mais au-delà des talents, c’est le temps partagé qui compte. Audrey, qui parle quatre langues, défend une vie de quartier riche mais fragilisée par la flambée immobilière : « Certains de notre groupe n’habitent même plus ici, faute d’avoir pu acheter. C’est aussi pour ça qu’on a choisi ce thème. »
Racisme anti-catalan et massification
Derrière ses guirlandes, la fête de Gràcia reste politique : 200 ans d’histoire pour célébrer le catalan, les voisins, l’identité du quartier. « Dans notre rue, on n’a pas de problème avec la diversité. Mais dans certaines autres, si », raconte Audrey. L’an dernier, la rue Perla avait voulu interdire l’accès aux non-catalanophones : Lina avait fait annuler la mesure.
Même scénario avec la rue Mozart, vainqueure en 2024, accusée par certains de ne pas être “vraiment catalane” car très multiculturelle. Lina avait dû intervenir, forçant les détracteurs à s’excuser.
Au-delà de ce racisme latent, le problème de la massification touristique commence à se faire sentir. En 2024, un demi-million de personnes se sont pressées dans le quartier. Résultat : des files d’attente partout, des rues bondées, et des incivilités. « L’année dernière j’ai dû engueuler deux jeunes qui étaient en train de pisser sur nos décors », se souvient Audrey.
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Dans une ville où le surtourisme fait rage, comment enrayer le phénomène et permettre aux voisins de continuer à profiter de leur fête ? « En 2023, on a commencé à créer des cellules de réflexion pour se pencher sur le problème. Finalement, ce qu’on a décidé c’est d’avoir une soirée un peu ‘silencieuse’ le 18 août, où on organise des activités moins bruyantes. Surtout, on a décalé la date de la remise des prix. Avant c’était le deuxième jour des fêtes, ce qui fait que les gens se précipitaient dans la rue gagnante. Cette année, on aura le vainqueur seulement le 18 août, comme ça les visiteurs se répartiront mieux dans le quartier. »
Malgré l’affluence annoncée, Lina, pour sa dernière année de présidence, garde l’enthousiasme du premier jour : « Pour moi, c’est la plus belle fête du monde. » Audrey, elle, retourne à ses pinceaux. Rendez-vous le 15 août, pour voir si les trois petits cochons tiendront tête au grand méchant loup et gagneront la compétition.