Digital nomads en détresse : l’envers du rêve à Barcelone

Télétravail en Espagne

Ils ont troqué l’open space gris pour des terrasses ensoleillées et des réunions en bord de mer. Mais derrière la carte postale, la vie des digital nomads à Barcelone révèle une autre réalité : isolement, fatigue du déracinement et quête de liens durables.

Depuis l’entrée en vigueur du Digital Nomad Visa espagnol début 2023, Barcelone est devenue l’une des capitales européennes de l’ordinateur nomade. Le sésame promet jusqu’à trois ans de séjour, moyennant un revenu minimum d’environ 2 760 € nets par mois – un seuil jugé « relativement accessible » par les experts du site Citizen Remote.

Qu’à cela ne tienne, la communauté “remote” explose. Selon Nomad List, la ville accueille désormais plus de 7 600 000 visiteurs par an dont une proportion record travaille à distance ; mais son score bonheur plafonne à 3,2/5, en nette baisse depuis deux ans.

« Seul au milieu de la foule »

Les nouveaux arrivants découvrent vite le revers de la médaille. Une étude parue en 2024 dans Media, Culture & Society parle d’un « continuum de solitude » propre aux digital nomads : déplacements incessants, relations superficielles, sentiment d’être de passage partout et chez soi nulle part. Au niveau global, une méta-analyse publiée début 2025 dans la revue MDPI recense un risque presque doublé de symptômes dépressifs chez les télétravailleurs de longue durée. À Barcelone, les thérapeutes voient la vague arriver : le cabinet Therapy in Barcelona note une hausse des consultations pour isolement et perte de sens chez cette population en à peine deux ans. Alex, psychothérapeute polonaise à Barcelone spécialisée dans l’accompagnement des expats, nous le confirme : « Je suis psychothérapeute à Barcelone et j’accompagne des expatriés/nomades numériques dans leurs difficultés d’adaptation, leur identité, etc. Dans mon travail quotidien, je suis effectivement confrontée à de nombreuses difficultés de ce genre, c’est un sujet très vaste. »

« La dépression chez les digital nomads, c’est plus fréquent qu’on ne le pense », pointe de son côté Alexandre, 32 ans, développeur web. « Voyager en solo à l’étranger tout en essayant de gagner assez d’argent pour continuer, c’est une combinaison de stress très particulière. Personnellement, je passe de ville en ville. Je ne suis pas “introverti”, mais je dois consciemment travailler mes compétences sociales et mes interactions, parce qu’à force d’être coupé de la société ‘normale’, mes aptitudes sociales se sont dégradées. La seule chose qui me garde sain d’esprit, c’est une routine régulière à la salle de sport. L’effort physique intense est bon pour l’esprit, le corps et l’âme. J’essaie d’aller à des meet-ups et autres événements sociaux, mais c’est parfois une corvée. J’ai aussi beaucoup réduit l’alcool », explique-t-il.

Installée à Barcelone depuis un an et demi, Clara, 29 ans, avait quitté Bruxelles avec l’idée de pouvoir travailler « de n’importe où » tout en vivant près de la mer. Après des mois de cafés branchés et d’espaces de coworking, elle a réalisé que le plus dur n’était pas le travail à distance… mais l’absence de repères. « Les humains sont des animaux sociaux. On fonctionne mieux quand on se sent membre d’une petite tribu. Ces émotions et ces humeurs que tu ressens, c’est juste ta biologie qui te le rappelle. Autour de toi, il y a plein de gens qui font déjà partie d’une tribu… mais toi, pour l’instant, tu n’en as pas », ainsi résume-t-elle la vie typique d’un digital nomad qui lutte contre cette souffrance psychologique.

Ce mal-être des uns se mêle par contre à l’irritation des autres. Dans une tribune acerbe, même British Vogue s’y met – le comble quand on sait à quel point les touristes anglais déferlent en masse sur la ville en été – et décrit la capitale catalane comme un décor “prêt-à-poster” où les locaux deviennent des figurants de luxe pour expatriés jamais vraiment intégrés. Côté logements, l’Observatori de l’Habitatge dévoile un chiffre qui claque : les contrats de location de saison – prisés par les nomades – représentent désormais 26% des nouveaux baux, contre 7% début 2023.

Stratégies de survie

Colivings, clubs de randonnée, cours de catalan express… Face à ce mal-être, l’industrie de la « connexion payante » fleurit. Des résidences comme Cotown alignent yoga, soirées “no small talk” et groupes de parole pour ré-humaniser le quotidien hyper-mobile. « Je suis ici depuis trois ans en tant que freelance et depuis quatre ans au total (dont une année passée à entrer et sortir du pays pendant la procédure de visa) », raconte Debbie, une Britannique qui travaille comme « virtual assistant mentor ». « Aujourd’hui, j’ai trouvé mon rythme ; je me sens moins “digital nomad” parce que j’ai désormais un groupe d’amis et un véritable chez-moi ici. Mais au début, les espaces de coworking et les cours de sport ont été d’excellents moyens de me faire des amis ! Pour moi, ce mode de vie m’a donné beaucoup plus de liberté, mais je suis sûre que, ces deux dernières années, l’environnement des espaces de coworking a changé. »

coworking barcelone

Originaire de Manchester, James est arrivé à Barcelone en 2022 avec son sac à dos et son ordinateur portable. Introverti assumé, il travaille en freelance pour des start-up britanniques tout en explorant la Méditerranée ville après ville. Son défi principal ? Ne pas s’isoler. « J’ai un peu plus de 30 ans, je suis introverti et digital nomad. Quand je voyage seul, j’essaie en général de combiner plusieurs trucs pour m’intégrer – mais évidemment chacun a sa méthode. Je bosse souvent dans des cafés plutôt que depuis mon appartement. Ça m’évite de me sentir coincé et ça me force à sortir. Je regarde aussi les groupes sur Meetup.com : rando, meetups tech, clubs de course, soirées jeux de société… En général, les gens qui y vont cherchent aussi à se faire de nouveaux amis. Quand j’arrive dans une nouvelle ville, je m’inscris à une visite guidée, je vais boire un verre dans un bar local, et je marche ou je cours dans la ville pour la découvrir. »

Ask ChatGPT

Et maintenant ? Barcelone ne renoncera pas de sitôt à son aura méditerranéenne, mais la ville apprend à compter ses pixels. Tandis que les autorités serrent la vis sur les locations touristiques, les collectifs de nomades les plus lucides militent pour un « slow-madisme » : moins de bagages, plus de racines, des relations qui durent le temps d’un vrai été — pas seulement d’un post. Car au bout du compte, le soleil catalan ne suffit pas à éclairer un bureau Google Docs : il faut, aussi, la chaleur humaine.

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