Le contraste est saisissant : Barcelone attire de plus en plus de visiteurs, mais ses bars et restaurants ferment à un rythme inquiétant. La Catalogne perd sept établissements par jour, symptôme d’une fragilité structurelle qui menace son identité gastronomique et son tissu social.
Depuis plusieurs années, la restauration espagnole vit au rythme d’une équation contradictoire : davantage de touristes, mais moins de revenus réels pour les établissements. En Catalogne, cette contradiction est encore plus flagrante. Selon l’étude annuelle de Delectatech, plus de 2 600 bars, restaurants et cafés ont dû baisser définitivement leur rideau l’année dernière dans la région, soit environ sept établissements par jour, plus de cinquante par semaine. Ce chiffre traduit une dynamique préoccupante, même si paradoxalement, il reflète aussi un marché qui cherche à se professionnaliser et à proposer des expériences ou des marques de plus haut niveau.
Barcelone connaît ainsi une fréquentation touristique record, mais cette vitalité ne se traduit pas forcément par des revenus stables pour tous les restaurateurs, et la question se pose : comment un secteur aussi central à la culture et à l’économie catalane peut-il se retrouver menacé malgré un contexte touristique favorable ?
Une vitalité touristique qui ne profite pas à la restauration
À première vue, la Catalogne vit un âge d’or du tourisme. Barcelone affiche des chiffres record de fréquentation, les hôtels cumulent des taux d’occupation élevés et le port voit défiler des vagues croissantes de croisiéristes. Pourtant, derrière cette effervescence se cache un malaise profond : les visiteurs dépensent moins dans la restauration. Les séjours sont plus courts, les repas pris dans des appartements touristiques ou via la livraison se multiplient, et le ticket moyen progresse à peine.
Pau Gasco, chef et propriétaire du Petit Pau, situé carrer de Sants dans le quartier de Sants‑Montjuïc, a fermé son restaurant il y a quelques mois après presque neuf ans de trajectoire. Ce petit établissement combinait cuisine de chef et ambiance de quartier. « Avec la guerre en Ukraine, le prix des matières premières a explosé. Je devais choisir entre augmenter fortement le prix de mon menu dégustation ou baisser la qualité. Mais mes clients n’avaient pas plus de pouvoir d’achatt », nous explique-t-il.
Sept fermetures par jour en Catalogne
La Catalogne perd actuellement environ sept bars et restaurants par jour. Derrière ce chiffre, ce sont des dizaines de familles et de salariés qui voient leur quotidien bouleversé, mais aussi des quartiers qui perdent leur vitalité. À l’échelle nationale, on comptabilise près de 37,5 fermetures quotidiennes dans le secteur de la restauration, soit plus de 13 000 établissements disparus en un an. Si ce volume est légèrement inférieur aux années précédentes, il reste considérable et illustre une fragilité structurelle persistante.
Cette hémorragie touche aussi bien les petits bars de quartier que les restaurants haut de gamme. Les premiers souffrent d’une clientèle locale de plus en plus prudente face à l’inflation, tandis que les seconds ne parviennent pas toujours à remplir leurs salles en dehors des périodes touristiques de pointe. C’est exactement ce qu’a vécu le chef Pau Gasco : « Un restaurant comme le mien, avec seize couverts le soir, générait au mieux 5 % de rentabilité. Certains mois, je ne pouvais pas me payer. On parle souvent de passion, mais économiquement, c’est très précaire. «
Au-delà des chiffres, c’est aussi un problème d’usure personnelle et professionnelle. « Tenir un restaurant aujourd’hui ne signifie pas seulement cuisiner, c’est aussi être une figure publique sur les réseaux sociaux, gérer les banques, les fournisseurs, les institutions. Tout cela m’épuisait et m’éloignait de la cuisine, qui est mon vrai métier. »
Crédit photo : Pau Kin Baldellou
Les nouvelles habitudes de consommation à Barcelone
Les causes de cette crise sont multiples. Aux pressions économiques s’ajoutent des changements profonds dans les modes de vie et de consommation. La livraison à domicile s’impose comme une alternative de plus en plus courante. Le télétravail réduit aussi la fréquentation des restaurants à l’heure du déjeuner, autrefois un moment fort de la journée. Dans les zones hyper-touristiques, la concentration d’établissements similaires dilue la clientèle et accentue la concurrence, ce qui rend encore plus difficile la survie des petites affaires indépendantes. Mais la fragilité du modèle est avant tout économique. L’ancien chef et entrepreneur, visiblement marqué par cette expérience, résume ainsi : « On nous a vendu les crédits ICO comme une aide, mais en réalité ce sont des dettes. J’ai fermé il y a plus de deux ans et je continue à les rembourser, alors même que je n’ai plus de restaurant. »
Le marché de la restauration à Barcelone souffre également d’une saturation, notamment dans la gamme des 30 à 50 euros, ce qui accentue la concurrence et fragilise les établissements. Pour inverser la tendance, il serait nécessaire de mettre en place des soutiens fiscaux ciblés, des formations en gestion, des initiatives de digitalisation, et de repenser les politiques urbaines pour favoriser l’accessibilité et l’attractivité des quartiers. La valorisation du patrimoine culinaire catalan, via des campagnes et des partenariats, pourrait aussi contribuer à dynamiser le secteur.
Comme l’explique Pau Gasco en riant avec soulagement « J’ai compris qu’il valait mieux redevenir salarié. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai pu prendre de vraies vacances, sans angoisse des factures. » La survie des restaurants ne dépend pas seulement du tourisme, mais de la capacité à transformer les visiteurs en véritables consommateurs de culture gastronomique locale. Sans actions concrètes, Barcelone et la Catalogne risquent de voir leur offre se standardiser, au détriment de l’authenticité qui fait leur charme.