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Par Valeriia Paliі, psychologue ukrainienne, cofondatrice de la ligne d’assistance psychologique pour les Ukrainiens au pays et à l’étranger
Les données du Centre de coordination pour la santé mentale d’Ukraine montrent que, dans les années à venir, au moins la moitié de la population du pays aura besoin d’une forme de soutien psychologique. Cela ne signifie pas forcément que chacun devra consulter un psychologue ou un psychiatre — pour beaucoup, participer à une formation ou trouver le bon livre pourrait suffire. Mais l’ampleur du défi est sans précédent, et notre mission est d’empêcher qu’il ne s’aggrave.
Notre ligne d’assistance gratuite fonctionne depuis juin 2022 grâce au soutien du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et de nombreux partenaires internationaux : l’Union européenne ainsi que les gouvernements du Danemark, des Pays-Bas et du Canada. Au cours des six derniers mois, plusieurs autres donateurs nous ont rejoints, dont le Conseil estonien pour les réfugiés, financé par le Centre estonien pour le développement international (ESTDEV) et soutenu par la Fondation caritative de la Kyiv School of Economics. Le PNUD continue également de nous soutenir, désormais avec le financement du gouvernement du Japon. Aujourd’hui, la ligne d’assistance offre un soutien en situation de crise non seulement en Ukraine mais aussi dans 21 autres pays à travers le monde.
Comment la santé mentale des Ukrainiens a évolué pendant la guerre
Dans les premiers mois de l’invasion à grande échelle, la plupart des appels concernaient l’anxiété et le stress aigu, surtout après les bombardements. Un an plus tard, à mesure que les gens apprenaient à vivre avec la guerre, l’épuisement émotionnel est devenu une préoccupation croissante.
Le stress aigu reste l’une des principales raisons des appels (environ 70 %), mais beaucoup de personnes nous contactent aussi au sujet de leurs relations familiales ou professionnelles (33 %). Les proches et les collègues sont devenus des exutoires pour la tension — ce qui est d’autant plus difficile lorsque les familles sont séparées : certains au front, d’autres à l’étranger, d’autres encore dispersés à travers l’Ukraine.
Un autre grand défi est l’adaptation après un déplacement (17 %). Beaucoup ont dû repartir presque de zéro : trouver un emploi, s’intégrer dans de nouvelles communautés, apprendre de nouvelles règles. Les parents appellent souvent pour demander des conseils sur la manière d’aider leurs enfants à s’adapter à une nouvelle école ou à faire face au harcèlement, notamment lorsque leurs enfants sont pris pour cible en raison de leur nationalité.
Les appels révèlent souvent des troubles tels que l’anxiété, la dépression ou les addictions. C’est pourquoi notre équipe compte des psychiatres capables de fournir des soins professionnels si nécessaire.
Et comme de nombreux appelants font face à plusieurs problèmes qui se chevauchent, les pourcentages ci-dessus dépassent les 100 %.
Comment fonctionne la ligne d’assistance
Notre équipe est active 20 heures par jour, avec plus de 20 psychologues et psychiatres. L’anonymat est essentiel : nous n’enregistrons pas les appels et ne collectons pas de données personnelles — uniquement des statistiques globales.
L’objectif de chaque appel est d’aider « ici et maintenant ». En 20 à 60 minutes, un spécialiste écoute, aide à stabiliser l’appelant et propose un soutien. Si nécessaire, nous orientons vers des services partenaires pour un suivi ou une thérapie à plus long terme.
Nos spécialistes pratiquent la psychoéducation pour expliquer comment le stress affecte le corps et l’esprit. Ils enseignent des techniques de gestion du stress aigu après un événement traumatique et partagent des exercices d’auto-assistance. Souvent, le simple fait d’avoir quelqu’un à qui parler suffit à soulager la tension et à apporter du réconfort.
Une partie particulièrement importante de notre travail consiste à avoir de longues conversations attentives avec des personnes au bord de la crise. Notre but est de prévenir la tragédie et de rappeler aux appelants qu’ils ne sont pas seuls.
Qui appelle la ligne
Alors que nous pensions que la majorité des appelants seraient jeunes, 10 à 12 % ont plus de 65 ans. Pour de nombreuses personnes âgées, le téléphone reste un moyen familier et rassurant de communiquer. Notre appelante la plus âgée avait 91 ans, vivait dans une ville proche de la ligne de front et cherchait simplement des conseils pour se soutenir émotionnellement pendant la guerre.
Environ 70 % des appels viennent d’Ukraine, tandis que 30 % proviennent de l’étranger. Les Ukrainiens installés en Pologne, en Allemagne, en République tchèque et ailleurs évoquent souvent leurs difficultés d’adaptation, les barrières linguistiques, la séparation avec leurs proches et le mal du pays. Ces défis diffèrent de ceux vécus sous les bombardements, mais le poids psychologique n’en est pas moindre.
Une jeune femme originaire de l’est de l’Ukraine a déménagé à Odessa à l’adolescence, alors que ses parents restaient sur place. Lorsque la guerre s’est intensifiée, elle a trouvé refuge en Allemagne. Bien qu’elle ait étudié l’architecture, elle travaillait dans des hôtels et des cafés, se sentant insatisfaite. Après avoir parlé avec un psychologue, elle a retrouvé confiance et pris conscience de ses forces — adaptabilité, persévérance et capacité à se fixer des objectifs. Elle prévoit désormais de reprendre sa profession. Cette séance s’est terminée sur un sourire et un message clé : «Vous êtes plus forte que vous ne le pensez.» Souvent, les gens ont besoin d’encouragement plus que de thérapie.
Un jour, un homme nous a appelés avec l’intention de mettre fin à ses jours. La conversation a duré près de deux heures. À la fin, il a dit : «J’avais d’autres projets pour ce soir. Mais après vous avoir parlé, je les ai changés.»
Un autre appelant, un homme de 59 ans évacué d’un territoire occupé par la Russie, avait vu un jeune homme abattu à un poste de contrôle. Installé dans un petit village d’une région de première ligne, il peinait à s’adapter. Son état de santé nécessitait de vivre près de la mer, si bien qu’il envisageait même de changer de nationalité. À la fin de l’appel, il est apparu qu’il n’avait pas de véritable projet de départ — il avait simplement besoin de parler à quelqu’un. Lorsqu’il a raccroché, son soulagement s’entendait dans sa voix.
Plus de 90 % des appelants disent se sentir mieux après coup — grâce à de nouvelles techniques d’auto-assistance ou simplement à la chaleur du lien humain. Ces petits pas font partie d’une stratégie plus large de résilience nationale.