samedi 18 octobre 2025

Benidorm parano : comment j’ai survécu à la pire ville d’Espagne 

Trois jours à Benidorm entre dystopie urbaine et rock détrempé. Récit d’un weekend en Absurdie.

Photo : Helena Moix

« Ce qui me fascine le plus à Benidorm, c’est que partout où l’on pose son regard, il n’y a que laideur. » me lance Jordi, un ami Barcelonais, en guise de bienvenue, alors que je viens à peine de poser mes valises à l’hôtel.

Depuis la fenêtre du 16ème étage, je ne peux que lui donner raison : à perte de vue, des tours en béton couleur sable, des balcons grillagés, des piscines désertes. Une dystopie balnéaire qui me met immédiatement mal à l’aise. Comme si Las Vegas avait fusionné avec La-Grande-Motte et que les architectes avaient eu pour consigne : plus haut, plus gros, plus moche.

Et pourtant, tout s’annonçait bien. Trois jours de festival de rock entre amis venus de toute l’Europe. On s’attendait à des après-midis à la plage, du rodéo sur des taureaux mécaniques, un concours de déguisements… Bref, un joyeux chaos plein de riffs de guitare, de confettis et de retrouvailles. Sauf qu’il s’est mis à pleuvoir, et que la salle du festival n’était pas étanche. Résultat : deux soirées annulées (malgré tous les efforts déployés par les organisateurs), des chaussures détrempées mais de la rigolade à gogo.

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Il pleut sur Benidorm 

Le trajet avait pourtant commencé sous d’heureux auspices. Dans le bus, j’ai deux places à moi toute seule, le chauffeur sifflote Let it Be complètement faux, ce qui me met en joie. Et, à la pause de Valence, je retrouve des copains du festival.  À l’arrivée, Benidorm surgit de la brume comme une hallucination : un mirage de gratte-ciel plantés au bord de la mer, sur fond de pluie battante. 

La gare routière, vaste hangar en béton des années 80, donne le ton. Pour tuer le temps avant le check-in, on tente la vieille ville. S’ensuit une balade de santé entre des boîtes de nuit incendiées, des sex-shop définitivement fermés, et un club en forme de soucoupe volante. Dix minutes plus tard, trempés jusqu’aux os, on capitule devant un kebab/restaurant indien/pizzeria diffusant de la K-pop à plein volume.  

La serveuse nous demande d’où on vient et nous félicite : « Les Français et les Allemands font une bonne combinaison ! » s’exclame-t-elle avec entrain. Ce qui, au vu du siècle passé, nous fait éclater de rire.

Beni soucoupe scaled

Taxi, hôtel, présentation des colocs, playlist du festival : la fête commence à la maison. Trois minutes plus tard, notification : concert annulé. Les DJ joueront dans la rue de Gérone, que nous avons instantanément surnommée la “rue des Anglais”, au Rockstar, une sorte d’Hardrock Cafe low-cost qui affiche des décorations d’Halloween défraîchie et des posters de groupes de reprise de Nirvana.  On y va, plus par défi que par enthousiasme, et traversons cette artère où des vieillards rubiconds se déplacent en scooters électriques sur les trottoirs. D’autres titubent dans les flaques d’eau en arborant des t-shirts à slogans graveleux. La mode est à la teinte rouge-homard, aux bides à bières et aux cris de ralliement de hooligan.

Les magasins vendent tous des souvenirs kitsch voire carrément obscènes, et les enseignes lumineuses des bars se reflètent sur le bitume détrempé, couvert de tessons de bouteilles et d’emballages graisseux. Niveau musique, c’est encore pire, chaque établissement a concocté une playlist condensant le pire des années disco. Je repense à ce que m’avait dit Jordi : impossible d’éviter la laideur, en effet. Je ne me suis jamais aussi sentie autant étrangère à l’espèce humaine, à part peut-être un soir de Coupe du monde.  

On croise un groupe d’hommes habillés de pieds en cape pour l’occasion, l’un porte une chemise avec des canards en plastique, l’autre arbore un penis en plastique sur le nez. « C’est le Dubaï du pauvre. » lance un membre de notre petit groupe après leur passage. On se dit que c’est quand même mieux que tous les abrutis d’Espagne soient regroupés au même endroit avant de faire une pause : « Non non, c’est pas pareil, nous on gentrifie la ville » se rassure-t-on comme on peut. 

scooters elec

En arrivant le son est atroce, les gens trempés mais joyeux. C’est chouette de se retrouver mais on finit par s’éclipser, après avoir englouti la pire part de pizza de nos vies. Une foule clairsemée se traîne entre des bars anglo-saxons qui portent des noms comme le Picadilly Corner, le Yorkshire Pride ou le Saloon. Les taureaux mécaniques, eux, sont en grève à cause de la pluie.  

Avant de se souhaiter bonne nuit, mon amie parisienne, Julia, soupire : « par pitié, qu’il s’arrête de pleuvoir demain. » 

L’eau monte 

Au réveil, espoir. On tire les rideaux : rideau de pluie. Heureusement, un message du groupe WhatsApp relance la motivation : petit-déj anglais collectif. Miracle, la pluie cesse cinq minutes avant qu’on sorte. 

Mais notre rue préférée au grand jour ressemble encore plus à un décor de films de zombies. Derrière des bâches en plastique, des touristes au regard vitreux nous observent comme des poissons coincés dans un aquarium. Le trottoir sent la bière et le vomi. Je lâche que je veux rentrer à Barcelone. « Ne me laisse pas seule ici. » répond Julia, blême. On passe devant le Hogwarts Express, un bar sur le thème d’Harry Potter, ce qui nous remonte un peu le moral. Puis, on tente de prendre un petit dej’ mais les 40 minutes d’attente, et le serveur qui hurle qu’il n’a que du café en poudre nous dissuade de rester.  

On finit par trouver un bistrot espagnol, rare oasis au milieu du chaos, et engloutissons une tortilla de patata salvatrice.  

L’après-midi, des groupes finissent par jouer au Rockstar. On danse, on rit, on joue au babyfoot avec des inconnus trempés. « C’est quand même réjouissant d’être tous ensemble dans un endroit aussi dénué de sens » dit Julia dans un élan d’optimisme.  Mais le soir, rebelote : concerts annulés après deux groupes au club du Penelope pour cause de déluge. Vu l’endroit, qui, m’assure une intermittente du spectacle, n’est absolument pas aux normes, cela vaut mieux. Entre la rivière dans les escaliers et les câbles électriques qui prennent l’eau, je la crois sur parole. Et comme, je n’ai aucune envie de mourir à Benidorm, je file sans demander mon reste. 

À défaut de musique live, on improvise un after yéyé dans le même boui-boui que la veille. La serveuse nous reconnaît, ravie. On pousse les tables, quelqu’un prend le contrôle sur les enceintes, et en dix minutes, le kebab devient une boîte de nuit étrange mais très gaie. Il y a aussi des DJ sets au Backstage et au Rockstar mais on recule devant le monde.

Benidorm Julia

En sortant, on décide d’aller prendre un dernier verre dans un bar sur le thème de 20 milles lieux sous les mers où on peut siroter nos bières dans une cabine privative en forme de sous-marin. Mais dès qu’on sort, le déluge reprend. On se retrouve donc à mimer des films pour passer le temps, ce qui fonctionne plutôt bien.  Une accalmie nous permet d’avancer jusqu’à ce qu’on tombe sur un groupe de petites dames. Elles nous arrêtent pour nous demander de porter secours à l’une d’entre elles, tombée à terre. Naïvement, nous pensons qu’elle a glissé avant de nous rendre compte qu’elles sont complètement ivres et exigent qu’on les ramène chez elles. À deux, nous nous exécutons, bons samaritains.

Dans l’ascenseur, elles sont intarissables sur leur foi et nous assurent avec un aplomb déconcertant que celle qui est dans l’incapacité de marcher va à la messe tous les dimanches. Je me demande si elles blaguent. Impossible de décrypter leur flegme d’outre-Manche. Devant leur chambre, elles s’exclament que les clés ne fonctionnent pas. Je les leur demande et fait remarquer que nous sommes devant la mauvaise porte. Leur amie commence à peser lourd sur nos épaules et, j’ai la désagréable impression qu’elles veulent qu’on la mette au lit. Elles nous amadouent en prétendant adorer nos accents, flatterie totalement intéressée de laquelle nous ne sommes pas dupes une seule seconde.

Nous ouvrons la première porte où un punk dort. Nous échangeons un regard interrogateur avant de comprendre au deuxième coup d’œil qu’il s’agit en fait,  d’une femme d’un certain âge, qui porte un mulet rouge et un tatouage sur le bras.  « Pas ici ! » hurlent les Britanniques en cœur. Nous avançons dans l’appartement et déposons le plus délicatement possible notre Belle aux bois dormants qui se cogne bruyamment contre la tête de lit. Plus de peur que de mal. Le reste du groupe nous invite à prendre le thé. Nous déclinons en nous jetant vers la sortie. 

Bye bye Benidorm

Le lendemain, ironie du sort, il fait enfin beau. Mais, on ne va pas à la plage, tout le monde commence à tomber malade et la couleur de l’eau peu ragoutante, ne nous donne pas vraiment envie d’y piquer une tête. 

C’est presque pire, sous cette lumière crue, d’observer les gens torses nu et en maillot de bain déambuler dans les rues comme si de rien n’était. Le soleil ne laisse aucune place au doute quant à l’ambiance de fin du monde qui règne sur ce littoral bétonné. On me dissuade d’aller dans le vieux Benidorm, et compte-tenu de ma forme, je décide de m’économiser pour le soir même. 

Les concerts ne sont pas annulés au Penelope, et heureusement : c’est la meilleure soirée du week-end (pas si difficile, je vous le consens.) Sur le chemin de terre bordé par des campements de gens du voyage, on nous dévisage : nous sommes habillées en Claudettes de l’espace, pas étonnant. Même à Benidorm, nous faisons tâche.

Tout le monde est déguisé comme en « l’an trois mille », et a vraiment joué le jeu. Les groupes sont à fond et on est soulagés de pouvoir participer enfin à l’évènement où nous étions supposés aller.  On passe la nuit à faire la java, comme si c’était la dernière. Pour clôturer la soirée : double rations de confettis. On sort bras-dessus bras de-dessous, et ivres de joie au petit matin en regardant le soleil se lever sur les gratte-ciel.  Ce matin-là, 2000 rockeurs à la mode du prochain millénaire se déverseront dans les rues de Benidorm. 

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Le retour, par contre, c’est une autre histoire. Le bus est annulé à Valence sans possibilité d’aller vers le Nord du pays. Les routes sont fermées pour cause d’inondations. Je me retrouve à devoir rebrousser chemin pour retrouver des amis qui repartent lundi. « Si ça se trouve, on est tous morts, condamnés à errer à Benidorm pour l’éternité. » me répond quelqu’un sur le chat. Cette idée me fait frissonner. 

Le lendemain, la route étant toujours bloquée, je prends un vol pour Barcelone, depuis Alicante. Le bus pour l’aéroport est plein et je me rends compte avec horreur que je ne trouve plus mon passeport. Heureusement, un inconnu le récupère et me le rend. Dernière peur délicieuse de ce voyage au bout de l’enfer. On partage un taxi avec des Polonais qui se sont aussi fait refuser l’entrée du bus. Assise confortablement dans l’avion, je jure, en mon for intérieur, que jamais, au grand jamais, je ne remettrai les pieds dans cette ville. 

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Remerciements spéciaux à Julia Morneau et Helena Moix pour les photos.

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