Parler, lire et écrire en espagnol dans le quotidien d’un Français expatrié peut-il avoir des conséquences sur la qualité grammaticale de sa langue native ? Le bilinguisme rend-il plus distrait à l’écrit ? Éléments de réponse.
Photo : Clémentine Laurent
Oublier machinalement un accent, écrire le verbe appeler avec deux « l » alors qu’on ne faisait pas l’erreur auparavant, hésiter entre -tion et -ción. Pas de panique : le cerveau n’est pas en train de désapprendre le français, il fait juste ce qu’il sait faire de mieux : s’adapter. D’après Marie Lallier, chercheuse au Basque Center on Cognition, Brain and Language, les polyglottes ont tendance à transférer inconsciemment certaines règles d’une langue à l’autre qu’il s’agisse de l’accentuation, de l’orthographe ou de la grammaire.
Selon The Cambridge Handbook of Bilingual Processing, le cerveau d’une personne bilingue active simultanément ses deux systèmes linguistiques, même lorsqu’elle écrit dans une seule langue. Autrement dit, même en écrivant en français, si la personne parle couramment espagnol, le cerveau gardera la langue de Cervantes en arrière-plan. Cette double activation est une force, car elle permet de passer naturellement d’une langue à l’autre. Toutefois, elle peut créer de la confusion à l’écrit. « Quand on vit entouré d’une autre langue, notre cerveau s’adapte… ce n’est pas une perte de compétence, mais un signe d’adaptation », confirme Silvia Cabello, professeure d’espagnol qui a créé son site ProfeOlé pour aider les expatriés dans leur apprentissage.
Quand plusieurs langues s’invitent dans la même phrase.
Faire des fautes d’orthographe dans sa langue maternelle n’est pas une régression, mais plutôt une réorganisation. « On ne peut pas oublier sa langue maternelle », rassure Dolors Font, docteure en philologie à l’Université de Barcelone. En d’autres termes, faire davantage de fautes ne serait qu’une redistribution de l’attention, une preuve de la flexibilité du cerveau bilingue, qui fait correctement son travail.
Dans son quotidien de professeure d’espagnol, Silvia Cabello a pu constater la différence entre les élèves ayant une mémoire visuelle ou auditive. Les premiers font généralement moins de fautes d’orthographe que les seconds, pour qui l’oral prime sur l’écrit. En jonglant entre plusieurs langues, le cerveau fait des raccourcis : un mot ou une structure grammaticale espagnole peut surgir plus rapidement, ou s’inviter par erreur dans une phrase française.
Multiplier les fautes d’orthographe en français lorsqu’on vit en Espagne, c’est souvent le signe d’une immersion totale. « Quand ça arrive à mes élèves, je les félicite presque ! », s’amuse Silvia Cabello.
À Barcelone, le trilinguisme fait vaciller l’orthographe
À Barcelone, le défi est de taille pour les expatriés : entre l’espagnol et le catalan, deux langues officielles qui se côtoient chaque jour, les frontières orthographiques s’effacent facilement. Entre la cédille et l’apostrophe du français, et l’utilisation des accents qui indiquent la syllabe tonique de l’espagnol, le catalan partage des caractéristiques des deux langues latines.
Dernier ennemi des Français : les espagnolismes. Ces termes propres à la langue espagnole et détournés dans une autre idiome sont un défi majeur pour le cerveau des polyglottes. Par exemple, écrire en aplicant au lieu de en appliquant en raison du mot aplicar en espagnol. Pour aider ses élèves à s’y retrouver, Silvia Cabello a son moyen mnémotechnique infaillible : « En espagnol, seules les consonnes du prénom CAROLINA peuvent se doubler ! »
Pour limiter les confusions, la clé, c’est de reconnecter fréquemment avec sa langue d’origine : lire, écrire quelques lignes, tenir un journal. La langue maternelle revient dès qu’on la pratique à nouveau. Ce ne sont pas des fautes, juste le signe d’un esprit qui navigue entre deux langues.
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