À Barcelone, la question revient dans toutes les conversations d’expats : combien faut-il pour vivre normalement, sans se serrer tous les mois ? Les réponses oscillent fortement dans une ville où le coût de la vie grimpe plus vite que les salaires.
À Barcelone, la vie est douce — mais pas toujours pour le portefeuille. Entre loyers hors-sol, salaires catalans moins généreux qu’en France et un coût de la vie qui grimpe comme un soleil d’été, les expatriés tentent de définir la frontière fragile entre “vivre” et “vivre décemment”. Spoiler : la réponse n’est jamais juste un chiffre.
C’est que la question paraît simple, presque naïve, en surface : quel salaire pour vivre correctement à Barcelone ? Les réponses, elles, racontent autre chose. Une ville où l’électricité, le métro et les loyers suivent la cadence européenne, mais où les salaires, eux, restent obstinément méditerranéens.
Pour Achille, 22 ans, agent immobilier fraîchement installé à Barcelone, le seuil est clair : « Pour une personne seule, 2000 € net par mois me paraît être le minimum pour vivre décemment ».
« 3000 €, et pourtant je suis en colocation à 40 ans »
Un montant qui pourrait sembler confortable — jusqu’à ce qu’on regarde le marché espagnol. Selon l’Institut national de statistique (INE), le salaire moyen brut mensuel en Espagne s’élevait à 2 385 € en 2024, toutes régions et secteurs confondus. Pas de quoi pavoiser : 30 % des salariés gagnent moins de 1 582 € par mois, et seuls 30 % dépassent les 2 659 €.
Autrement dit : même atteindre ce “minimum vital” de 2 000 € nets reste souvent hors de portée des locaux. Achille le dit d’ailleurs sans détour : « Pour un local qui travaille dans une entreprise locale, je pense que c’est bien plus compliqué à atteindre. »
Caroline, 40 ans, consultante en marketing digital, propose une autre échelle : 3000 €. C’est, selon elle, le seuil pour vivre correctement. Et pourtant… À 40 ans, elle vit encore en coloc. « La location est plus chère qu’à Paris pour des salaires bien plus bas », souligne-t-elle.
Un résumé aussi sec que précis. Elle adore Barcelone, mais vit dans l’entre-deux : rester ? Partir ? Retourner à Paris qu’elle « déteste », mais où les salaires sont moins timides ? Un dilemme cornélien. « Je ne sais pas, je suis dans le doute. Le problème, c’est que je ne sais pas où aller sinon. Travaillant dans le marketing, je ne peux pas vivre n’importe où. »
Quand le « décemment » flirte avec les 4 000 €
Puis il y a Chiarra. Arrivée de Suisse il y a deux ans, avec un bébé d’un mois. Elle a 40 ans dans quelques semaines, travaille à distance, et son calcul est plus élevé : 4000 € net par mois.
Dans ces 4 000 €, elle inclut tout : « Voiture, garderie, appart, vacances et sorties. » En réalité, elle-même touche 3 000 €, et ça coince sur les fins de mois : «c’est vraiment juste. Je viens d’un pays où nous avons un grand pouvoir d’achat et surtout un confort que je ne retrouve pas ici. »
D’autant que le télétravail l’a isolée, elle ne s’est pas fait un ami en deux ans, et aujourd’hui, elle prépare son retour avec cette phrase qui pique toujours un peu pour les expats : « Je partirai avec un pincement au cœur car j’aurais voulu que ça fonctionne ici. »
Julie, 36 ans, est elle aussi maman – elle élève seule ses deux enfants – et vit à Barcelone depuis sept ans. Elle est head of trade marketing dans une « bonne boîte » catalane, comme elle dit, même si le salaire reste « aligné au marché catalan, pas vraiment international et à la vie de Barcelone ».
Pour elle, l’équation est simple : « Il me faudrait un salaire de 3 800 euros net pour payer prêt, charges, frais d’école (…) courses, sport, transport. » Et encore, 3 800 €, c’est pour tenir. Pour souffler un peu, elle viserait plutôt les 4 500 euros, pour vivre de manière confortable » « Actuellement je finis toujours en négatif et ce n’est pas possible d’épargner », confie-t-elle.
Ce qui l’étonne, pourtant, c’est qu’à Barcelone, certaines choses restent accessibles, comme « se faire des terrasses ou restos », en comparaison avec la France. Mais dès que l’on monte en gamme — vacances, week-ends, projets — la comparaison se durcit. Elle raconte ainsi ce qu’elle ne peut plus vraiment faire : « De gros voyages », « deux semaines à 100 % vacances », ou encore les week-ends improvisés qu’elle faisait « beaucoup plus fréquemment » en France – « louer des maisons avec des amis, partir à Londres pour un week-end ».
Julie sait qu’elle vit « relativement au-dessus de [ses] moyens » et qu’elle a « la chance d’être propriétaire ». Mais même avec un poste senior, elle souligne que c’est « compliqué si on n’a pas la chance d’avoir des sous de côté pour investir dans un appartement ».
Les 2 000 € « pas déconnants, mais réalistes »
Martin, lui, fait des comptes aussi précis qu’un tableur Excel. Selon son expérience, « pour vivre décemment, il faut entre 2 000 à 2 200 € par mois à titre personnel en étant seul », estime le jeune Français.
Et il déroule : 1 150 € de charges fixes (loyer, eau, gaz, électricité, internet, téléphone, transport, streaming), à quoi l’on ajoute environ 250 € supplémentaires pour les courses, assurances et dépenses obligatoires. On arrive donc autour de 1 400 € de dépenses incompressibles.
Résultat : « Sur un salaire à 2 000 €, il vous resterait 600 € pour épargner, vivre, sortir, avoir accès à la culture, acheter un vêtement de temps en temps… Ce n’est pas énorme : c’est bien, mais ce n’est pas déconnant non plus. » Selon plusieurs études publiques, le salaire minimum pour vivre « dignement » à Barcelone en 205 se situerait à 1800 euros, et pour vivre « confortablement » à 2400 euros.
Le grand écart France–Espagne
Pour ces expatriés, les comparaisons avec la France reviennent sans cesse. Martin remet d’ailleurs un peu de perspective : « En France, même en touchant 2 000 €, vous aurez droit aux aides personnalisées au logement, ce qui peut faire un gros changement. Et c’est beaucoup plus facile d’atteindre les 2 000 € par mois qu’en Espagne. Chez les locaux, je ne connais personne qui touche 2 000 €. »
Les chiffres le confirment. Eurostat place le salaire annuel moyen espagnol à 33 700 € bruts en 2024, soit 6 100 € de moins que la moyenne de l’UE. La France, elle, tourne à 43 790 €. L’écart se creuse d’année en année, malgré la hausse des prix en Espagne — et notamment à Barcelone.
Au bout du compte, la ville sélectionne : Caroline avoue qu’elle hésite à partir. Chiarra, elle, s’apprête à franchir ce pas. Achille voit, lui, un système où les expats tirent malgré eux les prix vers le haut. Tandis que Martin dissèque un budget qui ne laisse aucune marge.
Et si on ne sait pas toujours ce que veut dire « vivre décemment », les expatriés finissent par en donner une définition très concrète : celle d’une vie où l’on ne compte pas chaque euro, où le soleil ne sert pas de compensation, et où la ville reste synonyme de plaisir – pas d’arbitrages permanents. Barcelone continue de séduire, oui, mais elle demande un équilibre plus serré – comme marcher sur la plage un jour de vent. On avance, mais on doit s’ancrer un peu plus fort… et prier pour ne pas avaler du sable.
