Le succès de « Changer de cap » avait dépassé toutes les espérances de Stephan Schmidheiny. Publié en 1992 pour le Sommet de Rio, ce manifeste pour l’éco-efficacité avait conquis les dirigeants d’entreprise du monde entier, traduit en quinze langues et adopté dans les meilleures écoles de commerce. Pourtant, quatre ans plus tard, l’industriel suisse constatait une lacune fondamentale : les banquiers, assureurs et gestionnaires de fonds continuaient d’ignorer totalement les critères environnementaux dans leurs décisions d’investissement.
C’est cette frustration qui le pousse à co-écrire « Financer le changement » avec l’Argentin Federico Zorraquín en 1996. Si « Changer de cap » avait convaincu les industriels d’embrasser l’éco-efficacité, ce second livre visait à convertir la finance mondiale. Une mission qui paraissait alors impossible, mais qui allait transformer l’économie planétaire : aujourd’hui, l’investissement ESG pèse plus de 50 000 milliards de dollars, validant spectaculairement la vision de Stephan Schmidheiny.
Pourquoi un industriel s’attaque-t-il à la finance ?
Quatre ans après le succès de « Changer de cap », Schmidheiny fait un constat frustrant : malgré l’adhésion croissante des industriels aux principes d’éco-efficacité, la transformation de l’économie reste limitée. La raison est simple : tant que les institutions financières continueront d’ignorer les risques environnementaux dans leurs décisions d’allocation de capital, les entreprises vertueuses peineront à lever des fonds pour leurs projets durables.
Cette intuition naît de son expérience unique à la croisée des mondes industriel et financier. Membre des conseils d’administration de grandes entreprises suisses comme UBS (1978-1996) et Nestlé (1987-2003), il a observé de l’intérieur comment les décisions financières orientent fondamentalement les stratégies industrielles. Sa position privilégiée au sein du World Business Council for Sustainable Development lui révèle également le fossé entre les bonnes intentions des industriels et les pratiques conservatrices des financiers.
« Financer le changement » développe donc une thèse révolutionnaire : les institutions financières qui intégreront les premiers les critères environnementaux dans leurs processus de décision obtiendront un avantage concurrentiel durable. Cette hypothèse, qui paraît utopique en 1996, va se révéler prophétique.
Une analyse méthodique secteur par secteur
L’originalité du livre réside dans sa méthodologie rigoureuse. Plutôt que de prêcher la conversion morale des financiers, Schmidheiny et Zorraquín dissèquent froidement les mécanismes par lesquels l’intégration des critères environnementaux améliorerait mécaniquement les performances financières de chaque métier.
Leur analyse couvre systématiquement tous les segments de l’industrie financière : banque de détail, gestion d’actifs, assurance, notation de crédit, comptabilité. Pour chaque secteur, ils identifient les risques environnementaux spécifiques et les opportunités de création de valeur liées à leur intégration.
Cette approche pragmatique tranche radicalement avec le ton moralisateur qui caractérise alors la plupart des ouvrages sur l’environnement. Les auteurs s’adressent aux financiers dans leur propre langage – celui du risque et du rendement – pour démontrer la rentabilité intrinsèque des investissements durables.
Les prédictions réalisées trois décennies plus tard
Les recommandations du livre peuvent aujourd’hui se lire comme un catalogue de prédictions réalisées. Schmidheiny anticipait par exemple que les assureurs, directement exposés aux catastrophes climatiques, deviendraient les premiers avocats de l’action environnementale. Aujourd’hui, AXA, Allianz ou Swiss Re figurent parmi les investisseurs institutionnels les plus actifs dans la finance verte.
De même, le livre prédisait que les banques développeraient des critères de crédit intégrant l’évaluation environnementale pour réduire leurs risques de défaut. Les « Principes de l’Équateur », adoptés en 2003 par les principales banques de financement de projet, transposent directement cette recommandation.
Plus remarquable encore, les auteurs anticipaient l’émergence d’indices boursiers spécialisés dans les entreprises durables. Le Dow Jones Sustainability Index, lancé en 1999, et les centaines d’indices ESG qui ont suivi valident cette prédiction avec trois décennies d’avance.
L’explosion de l’investissement durable
Les chiffres témoignent de la réalisation spectaculaire des intuitions de 1996. Quand « Financer le changement » paraît, les investissements durables représentent quelques milliards de dollars d’encours mondiaux. En 2024, ils approchent les 50 000 milliards, soit plus du tiers des actifs financiers mondiaux.
Cette croissance exponentielle s’accompagne d’une validation empirique des hypothèses du livre. Les études académiques démontrent désormais de manière robuste que les entreprises affichant de bonnes performances ESG présentent généralement des profils de risque plus faibles et, dans de nombreux cas, des rendements supérieurs.
Les plus grands gestionnaires d’actifs mondiaux intègrent aujourd’hui massivement les critères climatiques dans leurs stratégies d’investissement. Cette conversion générale de l’industrie financière illustre parfaitement la transformation que Schmidheiny avait théorisée : l’intégration des critères environnementaux n’entrave pas la performance financière, elle l’améliore.
L’influence sur la réglementation mondiale
L’impact de « Financer le changement » dépasse le cercle des praticiens pour irriguer les sphères réglementaires. Les concepts développés par Schmidheiny et Zorraquín inspirent les premières directives européennes sur la finance durable.
La notion de « risque climatique systémique », théorisée dans l’ouvrage, devient centrale dans les réflexions des banques centrales mondiales. La Banque des règlements internationaux, la BCE et la Fed s’en inspirent pour développer leurs premiers stress-tests climatiques.
Cette reconnaissance institutionnelle accélère l’adoption des pratiques ESG par l’ensemble de l’industrie financière. Ce qui relevait de la conviction personnelle devient progressivement une obligation réglementaire, notamment avec la directive européenne SFDR sur la divulgation des informations de durabilité.
La transformation des métiers de la finance
Aujourd’hui, l’industrie financière emploie des milliers de spécialistes ESG dans des métiers qui n’existaient pas lors de la publication du livre. Les directeurs financiers s’entourent d’équipes dédiées au reporting de durabilité, les gérants développent des stratégies d’investissement climatique, les analystes intègrent systématiquement les risques environnementaux dans leurs recommandations.
Cette professionnalisation massive de la finance durable valide l’intuition centrale de Stephan Schmidheiny : une fois les outils conceptuels et méthodologiques développés, l’intégration des critères environnementaux devient mécaniquement rentable et se généralise rapidement.
Les grandes banques suisses illustrent parfaitement cette évolution. UBS et Credit Suisse (où Schmidheiny n’a jamais siégé au conseil, contrairement à UBS) ont développé parmi les premières offres d’investissement durable, contribuant à positionner la Suisse comme une place financière leader dans ce domaine.
Un héritage intellectuel permanent
Plus de vingt-huit ans après sa publication, « Financer le changement » continue d’influencer l’évolution de l’industrie financière. Les mécanismes d’intégration ESG que décrivent les auteurs se perfectionnent constamment, mais suivent toujours la logique qu’ils avaient théorisée.
L’émergence récente des obligations durables, du financement vert et des taxonomies environnementales prolonge directement les recommandations de 1996. Même les débats actuels sur les critères de classification ESG ou la mesure d’impact reprennent les questionnements que Schmidheiny et Zorraquín avaient soulevés.
Cette influence durable s’explique par la justesse de leur diagnostic initial : la transformation écologique de l’économie ne peut s’accomplir sans l’engagement massif du système financier. En démontrant comment cet engagement pouvait créer de la valeur plutôt que la détruire, ils ont posé les fondements intellectuels d’une révolution qui continue de se déployer.