Nombreux sont les expatriés à Barcelone qui découvrent les subtilités — ou les pièges — du droit locatif espagnol. Sans savoir que l’éviction du locataire sous n’importe quel prétexte est un abus puni par la loi.
Comme beaucoup de locataires à Barcelone, Sandy, une jeune trentenaire originaire des États-Unis, pensait devoir quitter son logement dans l’urgence. Son propriétaire lui avait assuré que l’appartement était destiné à sa fille. En réalité, il comptait le vendre. Sauf que Sandy a décidé de ne pas se laisser faire.
« Long story short », commence-t-elle dans son témoignage. « Mon propriétaire m’a dit qu’il avait besoin du logement pour sa fille, alors je suis partie. » Mais peu après avoir rendu les clés, Sandy découvre que l’appartement est mis en vente. L’annonce est même retirée quelques semaines plus tard, probablement parce que le bien a trouvé preneur.
Sandy n’en revient pas. Elle se renseigne, lit la Ley de Arrendamientos Urbanos (LAU), et découvre qu’elle a des droits. Et même plus que ça : un recours. « J’ai appris que je pouvais le poursuivre en justice, et obtenir un mois de loyer par année restante sur le contrat. »
Pour Vanessa Facho, avocate en droit immobilier à Barcelone, la loi est ainsi claire : « Non, un propriétaire ne peut pas expulser un locataire sans raison valable, et encore moins en mentant », commence-t-elle. « Si un bailleur souhaite récupérer son logement pour y loger lui-même ou un membre proche de sa famille, il doit impérativement l’avoir stipulé dans le contrat de location. C’est une clause facultative, mais sans elle, il ne peut rien exiger. »
Mais pas question pour Sandy de retourner dans l’appartement, même si la loi le lui permet. Elle veut tout de même faire valoir ses droits. Reste une question : engager un avocat, ou se défendre seule ? Elle consulte tout de même un professionnel. « L’avocat m’a expliqué la procédure, mais il m’a aussi dit que ses honoraires me coûteraient quasiment tout ce que je pouvais espérer récupérer. »
Elle fait donc ses calculs : 800 euros de loyer mensuel, deux ans de contrat restants, soit 1.600 euros d’indemnités potentielles. L’avocat demande 200 euros pour la simple consultation. « J’ai donc décidé de faire le reste seule. » Un choix qu’elle ne regrette pas.
Garder toutes les preuves
Sandy découvre qu’en cas d’éviction pour motif familial, le propriétaire doit, dans les trois mois suivant le départ du locataire, prouver que lui-même ou son proche a bien emménagé. Cela peut passer par un empadronamiento, des factures à son nom, etc. Et la demande doit être « urgente » et « légitime ». Impossible donc d’invoquer un besoin pour un enfant mineur ou un proche sans ressources. Heureusement pour elle, Sandy a tout gardé. Des captures d’écran des annonces de vente publiées sur plusieurs plateformes, datées et géolocalisées. Des échanges WhatsApp dans lesquels le propriétaire parle clairement de la mise en vente. Elle consulte aussi le Registre de la propriété, où la vente de l’appartement est officiellement enregistrée. « J’avais de la chance : j’avais beaucoup de preuves, y compris des documents légaux. »
Elle se rend ensuite au tribunal local pour se faire expliquer la procédure. Elle dépose sa demanda en bonne et due forme, fournit trois exemplaires — pour elle, le juge et la partie adverse — et demande l’indemnité prévue par la loi, avec les intérêts.
L’affaire va jusqu’au jugement. Les deux parties ont présenté leurs documents, expliqué leur version. Deux ans plus tard, la justice lui donne raison. Sandy gagne son procès, et le juge condamne le propriétaire à lui verser la somme due, intérêts compris. Avec le recul, la jeune femme n’a aucun doute. « Je le referais, à condition que ce soit rentable et que les preuves soient solides. » Ce qu’elle a vécu, d’autres le vivent aussi. Et la loi est de leur côté. « Les lois sont là pour protéger les gens. Si on laisse tout passer, alors on vit dans l’anarchie », martèle-t-elle.
Une tendance en claire hausse
Selon Josep Maria Espinet, avocat spécialisé en droit immobilier à Barcelone, cette certaine mythomanie des propriétaires pour récupérer un bien est en pleine explosion à Barcelone. « On voit une recrudescence de cas où des propriétaires invoquent des besoins mal justifiés, voire fictifs. Rien qu’au cours de la dernière année, nous avons eu entre 6 et 7 cas dans notre cabinet », nous explique-t-il.
Même son de cloche chez Vanessa Facho : dans son cabinet, elle dit avoir reçu plusieurs appels de locataires inquiets : « Ils nous appellent, souvent désorientés. La première chose qu’on leur demande, c’est de nous envoyer leur contrat. Si la clause est présente, alors on passe à la question suivante : le propriétaire peut-il prouver le besoin qu’il invoque ? » Car c’est bien là que se joue la légalité : « La charge de la preuve incombe au propriétaire, pas au locataire. Il ne suffit pas de dire « je me suis séparé de mon épouse, je veux l’appartement ». Il faut fournir un jugement de divorce, une décision de garde ou tout autre document officiel. »
Selon Josep Maria Espinet, cette stratégie s’explique en partie par les nombreuses nouvelles régulations qui encadrent les loyers à Barcelone : plafonds dans les zones tendues, restrictions sur la hausse des loyers, droits de préemption de la Generalitat… « Beaucoup de propriétaires cherchent à vendre leur bien, mais pour cela, ils préfèrent qu’il soit vide. Alors ils inventent un besoin. »
Il alerte aussi sur une lecture trop simpliste de la loi : « Certains pensent qu’il suffit d’envoyer un burofax en disant « j’ai besoin du logement », et que ça suffit. Mais ce n’est pas le cas. L’article 9.3 est très clair : il faut notifier le locataire avec un préavis de deux mois après la première année de bail, expliquer clairement la raison, et ensuite, une fois que le locataire est parti, le propriétaire doit occuper le logement dans un délai de trois mois. »
S’il ne le fait pas, les conséquences peuvent être lourdes : « Le locataire peut demander une indemnisation financière, voire, dans certains cas, la réintégration dans le logement aux conditions initiales du bail. »
Espinet souligne enfin que tous les cas ne sont pas frauduleux, mais que beaucoup sont mal justifiés : « Les tribunaux estiment que si le propriétaire était déjà dans une situation de besoin au moment de la signature du bail, il aurait dû le prévoir et ne pas louer le bien. Il n’est pas cohérent d’alléguer une urgence un an après la signature. » Et de conclure : « Dans bien des cas, ce n’est pas un vrai besoin, c’est un prétexte pour expulser le locataire et vendre plus cher. »
Attention à ne pas se précipiter toutefois : « Si le juge estime que la nécessité était bien réelle, le locataire peut être condamné à payer les frais de procédure, voire des dommages et intérêts », prévient Vanessa Facho. Et si le propriétaire justifie qu’un événement de force majeure — un accident, une maladie, etc. — l’a empêché d’emménager, il n’aura pas à indemniser le locataire. Elle souligne par ailleurs un changement récent : « Depuis la réforme de la loi de procédure civile, aucune plainte ne peut être déposée sans avoir tenté une médiation. Cela impose aux deux parties de dialoguer avant toute procédure judiciaire. »
Son conseil aux expatriés : « Dès la signature du contrat, faites-vous accompagner. Une simple consultation peut coûter 200 euros, mais cela peut vous éviter des milliers d’euros de pertes ou un déménagement précipité. »