À Barcelone, en été, il y a deux types de Français : ceux qui assument, et ceux qui cherchent désespérément à passer incognito. Enquête de quartier.
C’est bien connu : les Français de Barcelone voient d’un mauvais œil leurs compatriotes fraîchement débarqués d’un vol EasyJet, les orteils en éventail dans leurs Birkenstock. Ils évitent soigneusement les Ramblas, les shorts trop courts et les « oh là là » tonitruants. Leur pire cauchemar ? Être pris pour des voyageurs, des étudiants en stage ou – comble de l’horreur – des touristes.
Christian, venu de Toulouse il y a quatre ans pour s’installer dans le quartier populaire de Vallcarca, est de ceux qui s’amusent quand même d’être le gabacho du coin. La boulangère le salue d’un « bonjour » sonore, et au bistrot du quartier, on se moque gentiment de sa façon de prononcer les r. « D’un côté, je comprends les locaux qui s’agacent du fait que je ne parle pas catalan. De l’autre, je parle déjà français, anglais et espagnol, je ne me sens pas de me lancer dans une autre langue qui ne me servirait qu’ici. Parfois on se moque un peu, mais c’est toujours bon enfant. »
Mais quand des amis viennent lui rendre visite et qu’il les emmène admirer la vue depuis les Bunkers del Carmel ou du Tibidbao, le trentenaire ne cache pas son irritation. « Paradoxalement, alors que je suis loin d’être un modèle d’intégration, j’ai du mal à supporter mes potes qui s’extasient sur le coût de la vie, la beauté de la ville, et en profitent pour faire la fête pendant que je bosse. Je leur demande souvent de baisser d’un ton, ce qui passe moyennement bien vu le niveau sonore de Barcelone », s’amuse-t-il.
Camouflage et honte de soi
Une gêne, une forme de honte même, que d’autres partagent avec lui. Flambée des loyers, inflation, tourisme de masse… Autant de phénomènes qui nourrissent depuis quelques années un sentiment anti-touristes chez les Barcelonais : graffitis bien sentis, manifestations, tirs de pistolets… à eau. Et, nouveauté depuis le 15 juin dernier : une frange anti-expats a fait son apparition dans les cortèges.
« Je pense qu’avant, on était mieux perçus. On nous voyait comme des entrepreneurs venus créer de l’emploi. Aujourd’hui, beaucoup de locaux se sentent en concurrence sur le marché immobilier, et prennent conscience d’écarts salariaux qu’ils trouvent injustes. », raconte Sarah, monteuse vidéo dans une agence marketing. Cette trentenaire originaire du Nord de la France et passée par l’Allemagne, avant de poser ses valises dans le quartier d’Eixample, a remarqué un certain changement d’attitude à son égard.
« On me demande souvent ce que je fais ici. Sous-entendu, pourquoi je ne fais pas la même chose de l’autre côté des Pyrénées. Je réponds que je suis tombée amoureuse de la culture, de l’architecture et des gens. En général, ça désamorce la tension. Mais c’est vrai que depuis un an, je fais plus profil bas, alors qu’à Stuttgart, tout le monde s’extasiait de ma maîtrise de la langue et de ma présence. »
Paralysie linguistique et vrai malaise
Autre symptôme révélateur : la paralysie linguistique. Même ceux qui parlent espagnol ou catalan peuvent se retrouver à buguer sur des mots simples. Les polyglottes subissent parfois des blancs inattendus. « L’autre jour, impossible de retrouver le mot « stylo » alors que je remplissais un formulaire pour toucher le chômage. La honte ! », se rappelle Christian. D’autres, de peur de se faire reconnaître, redoublent d’ingéniosité pour passer inaperçu. « J’ai un ami qui fait exprès de zozoter pour maquiller son accent, un autre qui ne commande qu’en chuchotant… »
En grattant un peu, on découvre un mélange de snobisme et de syndrome de l’imposteur. Être Français à Barcelone est un véritable exercice d’équilibriste où, l’on veut à la fois appartenir à la ville sans tomber dans le cliché et devenir un vrai Barcelonais, sans pour autant renier ses origines. Autant de paradoxes qui façonnent notre identité déracinée et sont à l’origine de cet amour-haine schizophrénique que l’on entretient avec nos pairs en goguette.
« On est nombreux, on s’habille tous pareil, on râle sur tout… On est faciles à repérer. », sourit Sarah qui assure pouvoir flairer un autre Français à 3 kilomètres. L’ironie, c’est que même après trois ans de résidence, trois déménagements et deux ruptures, on reste aux yeux de beaucoup – compatriotes compris – des Français de passage. Alors, au fond, qu’est-ce qu’on leur reproche vraiment, à ces touristes français ? De nous rappeler ce qu’on a été ? Ce qu’on est encore un peu ? Ou ce qu’on préférerait ne jamais devenir ? Peut-être nous font-ils ressentir cette sensation douce-amère d’appartenance et que cela nous confronte à l’impossibilité de se sentir vraiment chez soi.