À Barcelone, la chaleur ne frappe pas tout le monde de la même façon. Entre les astuces de survie des Barcelonais aguerris et les stratégies de fortune des nouveaux venus, chacun cherche de l’ombre à sa manière.
Crédit photo : Clémentine Laurent
Midi passé. Les rues du Born sont désertes, les volets tirés, et les rares passants avancent en rasant les murs. La ville paraît suspendue, calcinée par le soleil. Les mots font la une de tous les journaux, jusqu’à l’overdose: Barcelone suffoque — littéralement. La canicule s’installe désormais chaque été un peu plus tôt, un peu plus longtemps, et un peu plus fort. Mais face à ce climat de plus en plus extrême, deux Barcelone cohabitent : celle des initiés, rompus aux chaleurs méditerranéennes, et celle des nouveaux arrivants, souvent en sueur et un brin dépassés.
Chez les abuelos, pas de panique : « No passa res ». Ici, on vit avec la chaleur, pas contre elle. Rideaux tirés dès 9 heures, fenêtres ouvertes dès que le soleil décline, douches tièdes (surtout pas froides, malheureux !), et cuisine froide — salades, conserves, fruits juteux. On sort quand le bitume refroidit le soir, on s’évente à la main, et on se moque gentiment des touristes à bout de souffle dès midi.
C’est ainsi que les journaux espagnols s’émeuvent ces derniers jours d’un guide pratique trouvé sur la page Facebook BeSpain Savvy, censé recenser les meilleures astuces de grand-mère, validées et approuvées par les anciennes générations. On y apprend que dès 7 heures du matin, les Espagnols ouvrent grand fenêtres et portes pour faire circuler un courant d’air naturel qui rafraîchit toute la maison. Les ventilateurs sont également mis en marche, tandis que l’on s’active à nettoyer les pièces : les sols mouillés, souvent lavés avec des solutions parfumées, accentuent la sensation de fraîcheur et contribuent à chasser la chaleur intérieure.
Mais vers 11 heures, tout change avec l’arrivée du soleil brûlant. C’est le signal pour refermer les fenêtres, baisser les stores et plonger l’intérieur dans la pénombre. D’autres astuces ancestrales complètent ce rituel estival : suspendre des draps mouillés devant les fenêtres pour rafraîchir une pièce lors des journées venteuses, marcher pieds nus sur le sol frais, ou encore prendre une douche tiède avant de se coucher — l’eau trop froide risquant de provoquer une sudation nocturne.
Les galères des nouveaux
En face, les nouveaux arrivants, fraîchement débarqués de Paris, Berlin ou Bruxelles, redécouvrent la gravité chaque fois qu’ils montent les escaliers. Les stratégies sont souvent improvisées, parfois cocasses : serviette mouillée autour du cou, café glacé à 18h, et appli météo vérifiée toutes les trois heures pour guetter une hypothétique chute à 29°C.
Certains investissent dans un ventilateur, d’autres dorment au plus près du sol carrelé. On découvre certaines boissons de survie, comme le « karkade », un breuvage égyptien qui correspond à une tisane froide de fleur d’hibiscus, conseille Alexia, 31 ans et expatriée à Barcelone depuis 5 ans. Et beaucoup rêvent d’un « balcon à l’ombre », ce Graal immobilier devenu aussi recherché qu’un trois-pièces à moins de 900€ à Poblenou – autant dire introuvable… « Dors avec un drap humide sur toi, fais des exercices de respiration ‘yogique’, bois des boissons à température ambiante, pas froides, ferme bien tes pièces pendant la journée, et garde les volets clos tout l’après-midi », nous énumère Jane, une Américaine d’une cinquantaine d’années. Au final pas si éloignée des conseils « ancestraux » espagnols…
L’éventail, accessoire essentiel en pleine canicule à Barcelone. (Photo : Clémentine Laurent)
Mais d’autres se montrent plus créatifs. « Appelle ton ex pour sentir un frisson glacé », plaisante Alex, un Ukrainien qui vit à Barcelone depuis cinq ans. « J’ai trouvé un gel pour jambes fatiguées chez Aldi, qui donne vraiment une sensation de fraîcheur, un peu comme certains gels après-soleil. J’en mets sur mes bras et mes jambes, puis j’allume le ventilateur, et ça fait trop de bien! », s’extasie pour sa part Carolina, une Colombienne présente à Barcelone depuis 2020. « Tu peux aussi mouiller une petite serviette pour les mains, la mettre au congélateur, puis l’appliquer sur ta nuque, tes chevilles ou tes poignets. Et quand tu sors, si tu mets une casquette, mouille-la avant de la mettre, et humidifie aussi un peu le sommet de ta tête. Et surtout, emporte un éventail avec toi, ou achète un petit spray d’eau pour te vaporiser de temps en temps! » On note bien tout.
D’autres encore trouvent refuge dans les endroits de la ville climatisés. « Je suis allée au musée MOCO hier. Franchement, n’importe quel endroit climatisé fait l’affaire, soyons honnêtes », révèle Nicolet, une Hollandaise de 44 ans qui vit à Barcelone depuis 8 ans. « Il suffit de marcher trèèèès lentement, de lire toutes les petites fiches d’info, de prendre plein de selfies et de savourer chaque œuvre d’art », dit-elle, pleine d’ironie. Le message est clair : « Essaie de rester le plus longtemps possible pour profiter au max de la clim’. Juste… essaie de pas t’évanouir en remettant le nez dehors, dans ce four à ciel ouvert. » Plus facile à dire qu’à faire, mais la méthode semble répandue chez les expatriés de Barcelone: « Je fais la même chose mais chez Lidl », confie Lisa, une expatriée anglaise.
Deux mondes, une même ville en sueur
Si les techniques divergent, le constat est partagé : la chaleur transforme la ville. Les habitudes changent, les corps ralentissent, les priorités aussi. Et peu à peu, les plus jeunes (et les expatriés les plus récents) apprennent à respecter le tempo local, à vivre le soir, à s’arrêter l’après-midi. Et à ne surtout pas sortir prendre des tapas en terrasse à 14h, sous peine de cuire avec les patatas bravas. La ville, elle, apprend à s’adapter : horaires des commerces révisés, festivals qui décalent leurs concerts, plages désertes entre 13h et 17h… Ah non, ça, ça ne changera visiblement jamais.
Dans cette Barcelone en surchauffe, il y a ceux qui ont grandi avec la sieste et ceux qui l’ont découverte par nécessité. Et peut-être qu’à force de cohabiter, les astuces se mélangent. On prend le meilleur d’un peu partout, c’est peut-être ça, la leçon de la canicule espagnole…