Chaque été, Barcelone encaisse l’arrivée de millions de visiteurs, mais la fatigue gagne même ceux qui, hier encore, défendaient « leur » Barcelone bec et ongles. Parmi eux, des expatriés français – ni tout à fait locaux, ni vraiment touristes – racontent leur ras-le-bol, leurs contradictions… et la ville qui leur échappe.
Photos : Clémentine Laurent
Entre les plages saturées, les loyers qui grimpent, et les slogans « Tourists go home » repeints au pochoir sur les murs, il faudrait avoir de la sangria dans les yeux pour ne pas se rendre compte de la touristophobie qui gangrène Barcelone. À tel point que même certains expatriés français, pourtant amoureux de la ville, se découvrent l’âme de grincheux. Ni tout à fait locaux, mais encore moins touristes, ils subissent les excès du tourisme de masse – et parfois, ils n’en peuvent plus.
Dans les bus saturés qui roulent fenêtres ouvertes, Ludivine, 43 ans, compte les stations comme on coche une peine : Barceloneta – Jaume I – Diagonal, direction Sarrià pour rejoindre son service en hôtellerie. L’été, chaque trajet devient une épreuve : “Les bus sont blindés, et ils parlent trop fort. Le tourisme nous donne du travail, mais la ville n’est pas adaptée pour recevoir autant de monde.” Yaniss, 25 ans, boulanger, peste surtout contre ceux qui grugent : “Ceux qui montent sans ticket rallongent le trajet. Quinze minutes deviennent trente. C’est relou.” Estelle, 22 ans, a remarqué un autre effet : les prix qui s’envolent. “Tout est fait pour les touristes, et ça devient dur de trouver quelque chose d’abordable. En deux ans, j’ai vu la différence, même en moyenne saison.”
Nicolas vit ici depuis vingt-cinq ans. Cet antiquaire en a vu passer, des étés barcelonais. Mais chaque année, la scène se répète : “Les Anglais arrachés qui ne respectent rien, torse nu dans les bars, qui ne ferment même pas la porte des toilettes, qui ne tirent pas la chasse… J’en ai plein des histoires”, raconte-t-il avec un mélange d’exaspération et d’amusement. Puis, presque pour se justifier, il ajoute : “Peut-être que c’est la crise de la quarantaine.”
À Castelldefels, en bord de mer, Jiane observe la même dérive, surtout le week-end : “Les gens fument à côté des parcs pour enfants, enterrent leurs déchets sous le sable… et le pire, c’est l’eau ! Certains se baignent carrément sous les douches publiques, alors qu’on vit des épisodes de sécheresse. C’est révoltant.” Son ton s’accélère, comme si elle revivait la scène. “Quand tu sais que l’eau, ici, c’est l’essence de la vie… ça rend dingue.”
Une transformation de Barcelone
Derrière l’agacement du quotidien, c’est une transformation plus profonde que pointent certains Français. Nicolas s’inquiète de voir la ville se métamorphoser sous leurs yeux : “Les touristes ne me dérangent pas en soi. Ce sont les conséquences : flambée des prix, surfréquentation, et perte d’identité. Barcelone devient un centre commercial à ciel ouvert. Difficile pour les locaux de lutter contre les enseignes internationales ou les commerces de façade qui blanchissent de l’argent.” Mathieu, 25 ans, commercial, partage le constat : “Les appartements ‘short stay’ de mai à septembre laissent peu de choix aux locaux. Le tourisme fait vivre un pays, mais ici on en voit surtout l’effet pervers.”
Et pourtant, tous ne sont pas à cran. Thomas, 41 ans, installé en Catalogne depuis 2020, en a assez d’entendre râler : “J’en ai marre de ces pleureuses du dimanche. Le problème, c’est que 70 % des habitants sont propriétaires par héritage et veulent que tout reste figé. Mais la ville existe aussi grâce au tourisme et aux expats ! Oui, le spring break, c’est pénible, mais c’est aussi de l’argent qui permet à la ville de tourner.”
Reste que derrière ces tiraillements personnels, la colère collective gronde. En juin, 600 manifestants ont sillonné le centre, pistolets à eau en main – geste devenu emblème de la contestation – sous des pancartes « Your holidays, my misery » et « Mass tourism kills the city ». Depuis, chaque week-end d’été ressemble à une bouilloire ; certains réclament la « décroissance touristique », d’autres saluent la promesse du gouvernement de bannir les appartements touristiques d’ici 2028… Pendant que d’autres hurlent qu’il est déjà minuit passé. Reste que 26 millions de visiteurs pour 1,6 million d’habitants, la balance est vertigineuse. Il suffit d’un trajet en bus, d’un tour sur la plage ou d’une rafale de pistolet à eau pour mesurer la température…