En France, alors que le « bloc central » n’est pas majoritaire au Parlement, le nouveau premier ministre Sébastien Lecornu pourrait-il s’inspirer des pratiques éprouvées en Espagne, pour éviter l’échec de ses prédécesseurs ?
Par Damien Lecomte, Chercheur associé en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La nomination du troisième premier ministre proche d’Emmanuel Macron en à peine plus d’un an peut donner l’impression de poursuivre la même stratégie mise en échec par deux fois. En effet, ses orientations politiques et sa future coalition semblent, a priori, les mêmes que celles de Michel Barnier et de François Bayrou. Pourtant, un élément retient l’attention : Emmanuel Macron a chargé Sébastien Lecornu de « consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget et [de] bâtir les accords indispensables aux décisions des prochains mois » avant de lui « proposer un gouvernement ». Cette démarche augure-t-elle une inflexion notable, tant sur le fond que sur la forme, et un mode de gouvernance se rapprochant des pratiques en vigueur dans les régimes parlementaires européens ?
La tradition parlementaire dans « les démocraties de consensus »
Après des législatives, dans les régimes dits « parlementaires » ou dans les « démocraties de consensus », les forces politiques consacrent souvent un temps important à négocier, dans l’objectif de conclure un accord, voire un contrat de gouvernement et de législature.
Dans la célèbre classification d’Arend Lijphart, ce dernier distingue les « démocraties de consensus » des « démocraties majoritaires » où le pouvoir est concentré dans une simple majorité, voire un seul parti et son chef, cas fréquent dans le modèle de Westminster (inspiré du Royaume-Uni, ndlr). Les « démocraties de consensus » sont celles où, par le mode de scrutin, par le système partisan et par la culture politique, des familles politiques aux orientations et intérêts parfois éloignés sont contraintes de se partager le pouvoir.
Les modalités de formation des gouvernements de coalition et des contrats de législature varient selon les pays et leurs propres traditions et systèmes partisans. Mais le principe central demeure le même : lorsqu’aucun parti ni aucune coalition préélectorale n’obtient de majorité suffisante pour prétendre gouverner, les forces parlementaires négocient un accord de compromis. Ce dernier comporte souvent deux aspects. D’une part, la répartition des postes ministériels, d’autre part, une base minimale de politiques publiques à mener – y compris pour obtenir un soutien sans participation ou une non-censure de la part des groupes qui n’entrent pas au gouvernement.
De telles négociations ont le défaut d’être souvent très longues – des semaines, voire des mois –, et parfois de passer par plusieurs échecs avant d’aboutir à un compromis à l’équilibre délicat. Toutefois, lorsque ce compromis est trouvé, il peut permettre une relative stabilité pendant plusieurs années, et a l’avantage de réunir des parlementaires qui représentent une majorité effective de l’électorat – tandis que les gouvernements français s’appuient sur un soutien populaire de plus en plus étroit.
Lorsqu’un régime politique se heurte à une configuration partisane et parlementaire inédite, il arrive que l’adaptation à cette nouvelle donne prenne du temps. L’Espagne offre cet exemple. Après les élections générales d’avril 2019, aucune majorité claire ne s’est dégagée et Pedro Sanchez, président du gouvernement sortant et chef du Parti socialiste arrivé en tête, a d’abord voulu conserver un gouvernement minoritaire et uniquement socialiste. Ce n’est qu’après deux échecs lors de votes d’investiture en juillet, puis une dissolution et de nouvelles élections en novembre, que le Parti socialiste et Podemos se sont finalement mis d’accord sur un contrat de coalition pour un gouvernement formé en janvier 2020 – première coalition gouvernementale en Espagne depuis la fin de la IIe République (1931-1939).
Un élément notable de ces pratiques parlementaires est que l’identification du camp politique et du candidat en mesure de rassembler une majorité n’est pas toujours immédiatement évidente, et qu’un premier échec peut se produire avant de devoir changer d’option. Ainsi, en août 2023, toujours en Espagne, lorsque le roi a d’abord proposé la présidence du gouvernement au chef du Parti populaire (droite espagnole), arrivé en tête des élections de juillet. Ce n’est qu’après l’échec du vote d’investiture de ce dernier que Pedro Sanchez a pu à nouveau tenter sa chance. Grâce à un accord de coalition avec la gauche radicale Sumar et un accord de soutien sans participation avec les partis indépendantistes catalans et basques, il a finalement été réinvesti président du gouvernement.
L’Allemagne est prise en exemple pour sa tradition de coalitions. Celles-ci sont négociées pendant des semaines, formalisées dans des contrats prévoyant des politiques gouvernementales précises pour la durée du mandat. Après les élections fédérales du 26 septembre 2021, il a fallu attendre deux mois pour que soit signé un contrat de coalition inédite entre trois partis – sociaux-démocrates, écologistes et libéraux. En 2025, après les élections du 23 février, l’accord pour une nouvelle grande coalition entre conservateurs et socialistes n’est conclu que le 9 avril.
La période de discussion entre partis politiques représentés au Parlement peut même être encore plus longue. Le cas est fréquent en Belgique, où les divisions régionales et linguistiques s’ajoutent à la fragmentation partisane. Près de huit mois se sont ainsi écoulés entre l’élection de la Chambre des représentants, le 9 juin 2024, et la formation du nouveau gouvernement, entré en fonctions le 3 février 2025, composé de la « coalition Arizona » entre chrétiens-démocrates, socialistes, nationalistes flamands et libéraux wallons.
Les procédures sont largement routinisées. Après chaque scrutin fédéral, le roi des Belges nomme un « formateur » chargé de mener les consultations et négociations nécessaires pour trouver une majorité fonctionnelle pour gouverner. En cas de succès, le « formateur » devient alors le premier ministre. L’identification du formateur le plus susceptible de réussir sa mission est une prérogative non négligeable du souverain.
Vers une lente parlementarisation du régime français ?
Au regard des pratiques dans les régimes parlementaires européens habitués aux hémicycles très fragmentés et sans majorité évidente, la France n’a pas su, jusqu’ici, gérer la législature ouverte par la dissolution de juin 2024. Le temps record (pour la France) passé entre l’élection de l’Assemblée nationale et la formation d’un gouvernement n’a pas été mis à profit.
Ainsi, malgré les consultations menées par le président Macron pour former le gouvernement, la coalition du « socle commun » entre le « bloc central » et le parti Les Républicains (LR), base des gouvernements Barnier et Bayrou, n’a fait l’objet d’aucune négociation préalable ni d’aucune sorte de contrat de législature. De même, les concessions faites par François Bayrou aux socialistes pour éviter la censure du budget 2025 n’ont pas donné lieu à un partenariat formalisé, et les relations se sont rapidement rompues.
En confiant à son nouveau chef de gouvernement, Sébastien Lecornu, la charge de mener les consultations pour « bâtir les accords indispensables », le président Macron semble avoir acté qu’il n’était pas en position de le faire lui-même. Reste que le premier ministre devra montrer, pour durer, une capacité à obtenir des accords et des compromis supérieure à celle de ses deux prédécesseurs – et pour cela, une volonté d’infléchir la politique gouvernementale.
Pour former son gouvernement, Sébastien Lecornu se tournera à l’évidence vers la reconduction du « socle commun » entre la macronie et le parti LR, lui qui est membre de la première et issu du second. Mais si la coalition gouvernementale est la même, le premier ministre peut innover en parvenant à un accord formel de non-censure avec au moins l’un des groupes d’opposition. Un tel accord devrait porter sur le budget 2026 et s’accompagner d’un engagement à laisser faire la délibération parlementaire sur chaque texte, en échange de l’absence de censure.
Sébastien Lecornu peut certes essayer de trouver son salut dans la tolérance de l’extrême droite, comme Michel Barnier l’a lui-même tenté à ses risques et périls. La détermination du Rassemblement national (RN) à obtenir une dissolution rend cet interlocuteur imprévisible. Si le premier ministre devait chercher la non-censure d’une partie de la gauche, alors il devrait pour cela leur faire des concessions substantielles. Car les socialistes estiment avoir été maltraités par François Bayrou malgré leur ouverture à la discussion, et risquent d’être moins enclins à faire un pas vers le gouvernement.
Une inflexion de la politique gouvernementale apte à trouver une majorité de compromis avec la gauche (solution par ailleurs plus conforme au front républicain des législatives de 2024) nécessiterait des avancés sur la taxation des plus riches, sur la réforme des retraites, sur les aides sans contrepartie aux entreprises ou sur la modération de l’effort budgétaire demandé aux ménages. Avec aussi l’impératif de faire accepter ces concessions aux membres du « socle commun » !
Le nouveau premier ministre a promis des « ruptures » tant sur la méthode que sur le fond et a donné des signaux en ce sens, avec la réouverture du débat sur les retraites. Des voix se font entendre, y compris parmi les LR, pour accepter l’idée d’une contribution des plus grandes fortunes à l’effort budgétaire. Si Sébastien Lecornu parvient effectivement à s’émanciper du bilan qu’Emmanuel Macron a, jusqu’ici, voulu défendre à tout prix, alors son gouvernement pourrait durer. Mais faute d’un vrai changement de fond de la politique gouvernementale, le changement de méthode risque de ne pas suffire à le préserver du sort de ses deux prédécesseurs.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.