« Mon propriétaire habite à Dubaï » : le circuit fermé du logement entre expatriés à Barcelone

étage espagne

Barcelone connaît un phénomène de circuit fermé du logement entre étrangers : de nombreux appartements sont loués ou sous-loués par des expatriés qui ne vivent même plus sur place, et qui louent ces mêmes logements à d’autres étrangers.

Un soir de semaine pluvieux, dans son appartement de 80 m² à Sarrià, Enric fait les comptes. Les virements de ses colocataires sont arrivés : il rassemble l’argent et s’apprête à le transférer… à un ancien colocataire parti vivre en Allemagne il y a des années. « Mon propriétaire, je ne l’ai jamais vu. Je ne sais rien de lui », souffle ce Catalan de 34 ans.

Depuis dix ans, il vit dans ce logement de trois chambres. Mais au lieu de payer un bail classique, Enric envoie chaque mois son loyer à cet ex-locataire expatrié, qui continue à encaisser les loyers comme s’il était propriétaire. « Les autres locataires me donnent leur part, et je transfère le tout », explique-t-il, un brin gêné. Un montage discret, totalement en marge de la loi, qui, on le comprend dans ses silences, permet à l’ancien locataire de se faire de l’argent depuis l’étranger, sans jamais mettre les pieds à Barcelone.

Quand le propriétaire vit à l’étranger

Enric est loin d’être un cas isolé. Louer un appartement à Barcelone sans jamais croiser son propriétaire est en réalité devenu monnaie courante ces dernières années. Loren, 30 ans, vit dans un appartement dont le propriétaire est parti s’installer à Dubaï : « Mon propriétaire est parti vivre là-bas et nous loue l’appartement à mon copain et moi. On paie en direct, sans agence. C’est l’ancien coloc de mon copain, donc je le connais. Le contrat est de cinq ans, et le loyer est plutôt correct. »

Rachel, cadre de 40 ans dans une multinationale, a, elle aussi, un propriétaire qui vit à des milliers de kilomètres : « Mon proprio vit au Qatar. Ça fait huit ans que je lui paie le loyer à distance. Je ne l’ai jamais vu, on parle par WhatsApp et téléphone. Au début, une agence a servi d’intermédiaire, mais maintenant c’est en direct. Honnêtement, ça ne change rien à ma vie de locataire. »

Pour certains, la distance n’a donc rien d’un problème. Le bail existe, le loyer est versé, et tout roule. Mais pour d’autres, comme Enric, cette absence ouvre la porte à des arrangements bancals, où la frontière entre locataire et pseudo-propriétaire devient floue.

Loyer Barcelone

Un marché sous tension, verrouillé par les expats

Derrière ces histoires individuelles, une tendance lourde. Dans la banlieue huppée de Sant Cugat, 42 % des nouveaux baux en 2024 ont été signés par des étrangers — deux fois plus qu’un an plus tôt. Ces locataires internationaux, employés de start-ups ou de multinationales, arrivent avec des salaires confortables. Résultat : ils peuvent facilement payer 2 000 € par mois pour un logement… et le diviser en sous-locations pour se faire un peu d’argent de poche au passage, donnant naissance à un marché parallèle.

En théorie, la loi espagnole est pourtant claire : la sous-location n’est autorisée qu’avec l’accord écrit du propriétaire. Dans les faits, la pratique pullule, souvent sans que les propriétaires en soient informés.

La mairie de Barcelone a déjà mis au jour des réseaux organisés. La Vanguardia a récemment révélé l’existence d’une trame gérée par deux frères surnommés « los suecos peruanos ». Leur spécialité : louer de grands appartements, les transformer en dortoirs et les sous-louer via des plateformes sur le web. En cumulé, ils auraient exploité illégalement jusqu’à 200 logements, générant une affaire à plusieurs millions d’euros. Résultat : 160 procédures en cours et 5,4 millions d’euros d’amendes infligées.

À plus petite échelle, certains particuliers jouent, eux aussi, sur la frontière. Récemment, deux entrepreneurs espagnols (pour changer un peu), Juan Carlos Minaya et Roberto Moraga, ont médiatisé leur stratégie de rent-to-rent (louer pour relouer) : ils prennent à bail des appartements entiers et les sous-louent par chambres pour en maximiser le rendement. « Nous louons un appart 1 500 € et en tirons 2 800 € avec les chambres », expliquent-ils aux médias espagnols – soit presque le double du loyer initial. Leur marge peut dépasser 80 % du loyer payé au propriétaire. En moins de deux ans, ils ont ainsi accumulé 17 appartements pour un total de 80 chambres sous-louées, générant plus de 500 000 € de chiffre d’affaires par an. Leur bénéfice brut mensuel atteint environ 12 000 €. Des chiffres qui confirment l’intuition de base que « le précédent locataire parti à Dubaï se fait un fric fou » – certains en ont fait une entreprise rentable à plein temps.

Barcelone, ville des absents ?

Le fil rouge de toutes ces histoires, c’est l’absence. Absence des propriétaires, partis à Dubaï, au Qatar ou ailleurs. Absence de contrôle réel sur les sous-locations. Certes, pour Loren ou Rachel, l’expatriation du propriétaire ne change rien au quotidien. Pour Enric, elle devient le symbole d’un système parallèle, où des ex-locataires partis depuis longtemps continuent de faire de l’argent sur le dos du marché local.

Dans tous les cas, ce circuit fermé prospère dans l’ombre de la crise du logement barcelonaise. Et pose une question qui titille : à qui appartient encore la ville ?

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