Le lundi, Equinox laisse ses colonnes à une personnalité francophone de Barcelone, experte de son domaine. Cette semaine, c’est Romain Fornell, chef étoilé, qui prend la plume.
Quand je suis arrivé à Barcelone, il y a plus de vingt ans, je suis tombé amoureux de cette ville avant même de la comprendre. Ce n’est qu’avec le temps, en m’imprégnant de sa culture, de ses traditions et surtout de ses gens, que j’ai découvert ce qui rend la Catalogne si singulière : son identité forte, enracinée, et en même temps, sa capacité à accueillir l’autre avec une bienveillance rare.
Il m’a fallu, au départ, faire l’effort de comprendre cette culture. Pourquoi les Catalans tiennent-ils tant à préserver leurs habitudes, leur langue, leur manière d’être ? Ce n’est pas un repli, bien au contraire. C’est une forme de fierté tranquille, une fidélité à ce qu’ils sont. Et pour moi, en tant que cuisinier passionné par les produits, les terroirs, les histoires humaines, c’était une porte d’entrée essentielle. Il fallait comprendre pour m’intégrer, pour pouvoir créer ici, en lien avec cette terre.
Depuis mon arrivée, je me suis toujours efforcé de connaître le marché, de rester à l’écoute de ce qui se faisait dans le monde de la gastronomie, tout en m’ancrant dans la réalité catalane. Et j’ai eu la chance immense d’être accueilli, reconnu, intégré. En 2007, mon restaurant a été élu restaurant de l’année en Catalogne, par mes pairs. Ce fut une immense fierté — et un vrai tournant : à ce moment-là, j’ai senti que j’étais pleinement accepté, pleinement ici.
Au fil des années, j’ai eu la chance de croiser les plus grands : Ferran Adrià, Albert Adrià, Joan Roca, Rafa Peña (Gresca), Carles Gaig, Oriol Castro et tant d’autres. Des chefs brillants, mais surtout des êtres humains généreux, qui m’ont ouvert les portes de leur monde. Grâce à eux, j’ai mieux compris l’âme catalane : cette volonté d’excellence, cette rigueur, mais toujours teintée d’humanité et de partage.
Je repense aussi à mes débuts, bien avant tout cela, dans un tout autre cadre : la Maison du Languedoc-Roussillon, à l’époque des Jeux Olympiques, sous la direction du grand maestro Jean-François Ferrié. C’est là que j’ai appris ce qu’était une intégration réussie. C’est là que j’ai compris que pour être accueilli ici, il fallait d’abord faire preuve de respect, de curiosité, et surtout de sincérité.
Depuis de nombreuses années maintenant, j’ai aussi l’honneur de m’occuper d’un lieu emblématique qui incarne profondément l’esprit de la Catalogne : La Gavina, à S’Agaró. Ce lieu magnifique, posé sur la Costa Brava, m’a permis d’entrer encore plus en profondeur dans la culture locale. Là-bas, on touche du doigt l’histoire, les racines, les paysages chers au cœur des Catalans. C’est un lieu qui m’a permis de ressentir la Catalogne autrement — plus intime, plus rurale, mais tout aussi fière.
Mes lectures m’ont également guidé dans cette découverte. En particulier Josep Pla, écrivain du terroir, de la mer, de la vérité quotidienne. À travers ses mots, j’ai compris ce pays : sa pudeur, son ironie tendre, sa beauté simple et sa complexité profonde.
Aujourd’hui, je me sens aussi bien heureux de vivre à Barcelone qu’heureux de vivre en Catalogne. Non seulement parce que j’y vis, que j’y travaille, que j’y ai fondé une famille. Mais parce que j’ai été adopté, véritablement. On m’a laissé une place, sans jamais me demander d’oublier d’où je venais — simplement de m’ouvrir, et de m’engager.
C’est ça, pour moi, l’extraordinaire accueil des Catalans : une main tendue, mais pas naïve. Un accueil exigeant, mais profondément humain. Une forme de fidélité à soi, qui rend possible l’ouverture à l’autre.
Et c’est sans doute pour cela que je suis toujours, pleinement, heureux de vivre ici.