mardi 25 novembre 2025

« En Espagne, le féminisme n’est pas qu’une lutte, mais une culture sociale du quotidien »

En cette Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Equinox laisse tribune libre à Marion Escot, Française à Barcelone et fondatrice de Punchlinettes qui accompagne particuliers et professionnels à déconstruire les stéréotypes de genre.

Photos : Ajuntament de Barcelona

Quand j’ai quitté la France pour m’installer à Barcelone il y a trois ans, je pensais connaître assez intimement les sujets d’égalité de genre. Depuis six ans, avec Punchlinettes, je crée du contenu éducatif pour déconstruire le sexisme ordinaire et ses clichés, éduquer au consentement, parler de vie affective et sexuelle sans tabous. L’engagement féministe fait partie de ma colonne vertébrale. Pourtant, vivre en Espagne a complètement changé ma manière d’envisager le féminisme, non pas comme une lutte permanente contre des résistances, mais comme une culture sociale diffuse, palpable, intégrée dans les gestes les plus… ordinaires.

Ici, la lutte pour l’égalité n’est pas seulement une grande loi, un slogan ou une révolution apparente. Ici, elle semble faire partie de l’air que l’on respire. Dans les rues de Barcelone, voir des couples homosexuels parents n’appelle aucun regard, une femme qui allaite n’a pas à s’excuser ni à s’effacer, les enfants portent ce qu’ils veulent, jouent avec ce qu’ils veulent, et l’éducation semble moins saccagée par des attentes genrées. Il y a, dans la vie quotidienne, une forme de douceur sociale que j’ai rarement ressentie en France. Non pas parce qu’il n’existe pas de stéréotypes (on propose encore de percer les oreilles des petites filles dès la maternité) mais parce que les institutions, les espaces publics et une partie de la culture commune ont choisi d’aller dans le sens de l’inclusion, et non du contrôle.

Cette impression d’inclusion se retrouve dans l’organisation même des villes. À Barcelone, un centre commercial comme Diagonal Mar propose une crèche gratuite pour permettre aux parents de faire leurs courses. Les espaces d’allaitement sont partout. Les bars sont souvent pensés avec un parc pour enfants juste en face. Il n’y a rien d’extraordinaire à cela : c’est simplement pensé. Prévu. Pris en compte. Et c’est précisément ce type de détails qui, mis bout à bout, fabriquent une société où les femmes, les parents et les enfants sont réellement considérés comme des citoyens à part entière, pas comme une contrainte logistique.

À cela s’ajoute le cadre légal. La loi espagnole dite du « Solo sí es sí » de 2022 (seulement oui est oui), qui redéfinit le consentement sexuel, a fait entrer dans le droit une idée simple : seul un oui clair est un consentement. Cette loi a certes connu des critiques, notamment des réductions de peine dues à un vide juridique initial, mais elle marque une rupture culturelle de taille, puisque la responsabilité de prouver son consentement ne pèse plus sur la victime. Le symbole est immense, et il a fallu attendre trois ans pour que ce symbole traverse la frontière et arrive en France.

L’Espagne ne se contente pas juste de légiférer. Elle compte, elle mesure, elle documente les violences de genre. Les chiffres sont rendus publics chaque année. Les campagnes de prévention sont omniprésentes : dans le métro, des affiches rappellent les règles contre le manspreading, dans les bibliothèques, des ouvrages sur la diversité familiale côtoient ceux sur le féminisme, sur les plages ou dans les fêtes de quartier comme à Gracia, les affiches et « punt lila » permettent de signaler des agressions machistes ou LGBTQIA-phobes en temps réel. Les centres civiques organisent des ateliers gratuits sur le partage des tâches domestiques ou sur l’impact de la pornographie sur la sexualité des adolescents et adolescentes. Tout cela ne règle pas tout. Mais tout cela agit. Et cela forme un paysage où la prévention, l’éducation et la parole sont visibles.

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En Catalogne, même l’accès aux protections périodiques a été intégré dans les politiques publiques, avec une protection réutilisable offerte à chaque personne menstruée, distribuée via les services de santé de la Meva Salut. Encore une fois, ce n’est pas une révolution en soi, mais c’est un geste politique clair, concret, qui affirme que le corps des femmes n’est pas un coût personnel à assumer mais une réalité sociale à accompagner.

En matière de justice, l’Espagne montre quelques signes d’efficacité face aux traitement judiciaire des violences de genre. En 2024, 11% des plaintes ont abouti à une condamnation. Un contraste assez frappant avec la France où seulement 0,6% des plaintes débouchent sur une sanction. Ces chiffres montrent que la lutte contre les violences de genre ne dépend pas seulement des lois, mais aussi de la manière dont les plaintes sont prises en compte, suivies et traduites en sanctions effectives.

Pour autant, l’Espagne n’est pas un modèle idéal. Les chiffres de violences restent très élevés, les agressions machistes continuent d’exister, et les résistances patriarcales ne disparaissent évidemment pas par magie. Certaines régions ou certains débats restent profondément polarisés. Il ne s’agit pas d’opposer un bon pays à un retardataire. La réalité est, bien entendu, toujours plus complexe.

Mais vivre ici m’a appris que ce qui change une société, ce ne sont pas uniquement les grands gestes ou les grandes lois, mais la cohérence entre les institutions, la culture, l’espace public et l’éducation. La France a des forces (son mouvement féministe historique, ses associations, sa créativité militante) mais elle manque parfois de cette cohérence. L’Espagne, elle, montre ce que peut devenir un pays lorsqu’il choisit d’intégrer l’égalité comme un cadre plutôt que comme une revendication.

En cette Journée contre les violences faites aux femmes, je pense que nous avons beaucoup à gagner à regarder au-delà de nos frontières, à apprendre de ce qui fonctionne ailleurs, sans culpabilité ni comparaison stérile. L’Espagne n’est pas parfaite. Mais elle propose un modèle social qui, à défaut d’être duplicable à l’identique, peut inspirer. Et c’est déjà un début pour mieux faire.

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