Station de métro Plaça Catalunya. Il est 8 heures. Les usagers se pressent dans les couloirs, se dirigeant d’un pas décidé vers la ligne qui les mènera au bureau. La tête ailleurs, ces Barcelonais matinaux sont bien loin d’imaginer qu’ils passent devant l’entrée d’une ancienne galerie commerciale souterraine. Pourtant, il y a cinquante ans, ces usagers du métro de Barcelone n’auraient pas pu la rater. Ils l’auraient même certainement traversée, et y auraient pris un petit café con leche au passage.
Durant une bonne partie du XXème siècle, les stations de métro et de train de Plaça Catalunya étaient reliées par une galerie souterraine, semblable à une sorte de centre commercial : l’Avinguda de la Llum, ou “Avenue de la Lumière”.
Une galerie commerciale souterraine, au coeur de Barcelone
Photo : Blog Barcelona Memory
Située sous la Carrer de Pelai, on y accédait par trois entrées qui existent encore d’ailleurs : la station de métro de Plaça Catalunya, située en haut de la Rambla ; un accès au milieu de la Carrer de Bergara ; et un au croisement des rues Pelai et Balmes.
Et cette galerie souterraine n’a rien qui évoque un souterrain à l’époque : elle est bien éclairée (d’où son nom), moderne, et très fréquentée dans les années 1950. C’est un lieu de passage pour les usagers des transports en commun, mais aussi de shopping !
De nombreuses boutiques s’alignent sur toute sa longueur (175 mètres sur 10) : on pouvait y trouver des boutiques de vêtements, un café Caracas, une librairie, un opticien, un cinéma… et même un studio radio. “C’était vraiment comme un centre commercial, mais souterrain”, résume Antoni Gras.
Ancien ingénieur technique chez FGC (société des chemins de fer de Catalogne), il est surtout un historien amateur passionné des transports. Il connaît bien l’histoire de l’Avinguda de la Llum, d’abord parce qu’il a été responsable du patrimoine historique de FGC, mais aussi parce qu’en bon Barcelonais il est souvent passé par cette galerie souterraine.

“Je me souviens que ça sentait la vanille quand on y passait”, raconte-t-il. “Quand j’étais petit, nous prenions le train tous les dimanches avec mes parents pour aller marcher à la Floresta. Nous passions toujours par cette galerie, et ça sentait fort la vanille car il y avait une pâtisserie qui faisait des neules”, un biscuit typique espagnol en forme de cigare.
Un simple passage entre les stations
Si les Barcelonais nés avant 1970 se souviennent de cette galerie comme d’une sorte de centre commercial, ce n’est pas ce pour quoi elle a été creusée à l’origine. Lors de son inauguration en 1929 par le dictateur Miguel Primo de Rivera, il s’agissait plutôt d’un passage visant uniquement à relier les stations.

Car en 1929, Barcelone accueille l’Exposition Internationale et les transports de la ville font peau neuve : le train suburbain qui reliait Barcelone à Sarrià (et coupait la ville en deux au passage sur la Carrer Balmes) est enterré entre les stations Plaça Catalunya et Muntaner pour devenir la L6 que l’on connaît aujourd’hui. On inaugure donc une station flambant neuve sur Plaça Catalunya. Il y a deux niveaux : d’abord, juste en-dessous de la chaussée, le passage qui deviendra l’Avenue de la Lumière, et plus bas la station.
Ce n’est pas encore l’Avenue de la Lumière : jusqu’en 1940, c’est simplement un couloir, où l’on organise parfois des expositions, et qui sert aussi de refuge antiaérien pendant la guerre… comme de nombreuses stations de métro à Barcelone.
La décadence d’un centre commercial, en pleine après-guerre
Mais après la guerre civile, tout change : un homme, proche du tout récent régime franquiste, s’intéresse à ce souterrain. C’est Jaime Sabaté Quixal, entrepreneur et futur consul de Thaïlande. Bien que l’endroit appartienne à la mairie de Barcelone, il finance en grande partie l’ouverture d’une galerie commerciale, inaugurée le 30 octobre 1940 : la Avenida de la Luz (son nom sera traduit en catalan après la dictature franquiste).
Photo : Cortesía de FGC
Quand on lui demande avec quel argent on a pu inaugurer un centre commercial à peine quelques mois après la guerre, alors que la ville est encore en ruines et que les conditions de vie sont difficiles (famine, répression politique, exécutions), Antoni Gras hausse les épaules. “Le consul de Thaïlande a payé pour quelques petits détails, mais tout était dans de bonnes conditions, la galerie n’avait que dix ans. Mais il est vrai que ce sont les commerçants louant les boutiques qui ont terminé les petits travaux pour leurs locaux.”
Pour l’époque, un centre commercial souterrain, qui plus est avec presque 70 commerces, c’était un symbole de modernité. On disait même que la Avenida de la Luz faisait partie des premières galeries commerciales du monde ! Bref, une vitrine parfaite pour une jeune dictature : une illusion qui veut faire croire que tout va bien à Barcelone après la guerre, que la “ville rouge” est lavée de ses péchés.

La mairie (qui désormais soutenait la dictature) va même jusqu’à s’imaginer un projet de ville souterraine, la « Ciudad de la Luz » ou Ville de la Lumière, avec une salle de spectacle et un palais des sports dans les entrailles de Barcelone. Un projet qui ne sortira jamais de terre… ou plutôt ne s’y creusera pas.
Un lieu “underground”, au sens propre comme au sens figuré
Mais tous les Barcelonais aujourd’hui n’ont pas cette belle image en tête. Demandez à ceux qui ont connu la Avenida de la Luz dans les années 1970 ou 1980. “C’était devenu triste. Ça sentait mauvais, il y avait des gens qui y dormaient car il y avait des douches publiques et certains allaient s’y laver”, se souvient l’ancien travailleur de FGC. Le cinéma qui autrefois diffusait des Disney est devenu un cinéma X. Le lieu devient “underground”, au sens propre comme au sens figuré. Avec l’ouverture du Corte Inglés en 1962 de l’autre côté de la Plaça Catalunya, les boutiques du souterrain ont fermé petit à petit, éteignant l’Avenue de la Lumière. Elle redevient ce qu’elle était destinée à être : un simple lieu de passage pour les usagers des transports en commun.

En 1990, la mairie de Barcelone décide de dynamiser l’espace. Le bâtiment de la gare est si laid qu’on l’appelle “le triangle de la honte”; et la présence d’un grand parking derrière n’aide pas à rendre le haut de la Rambla plus attractif. L’Avinguda de la Llum ferme définitivement… mais pour renaître sous une autre forme.
Extrait vidéo : L’Avinguda de la Llum dans le film « Sinatra », 1988
L’Avenue de la Lumière ne s’est jamais éteinte
Le centre commercial El Triangle s’élève sur les ruines de la gare, et accueille les clients depuis 1998. Et si vous descendez au -1, vous pourrez y voir… une partie de l’Avinguda de la Llum. Car la boutique Sephora a pris place dans une partie de la galerie, précisément en son centre. La structure est la même : on y reconnaît les colonnes si singulières, désormais peintes de blanc et de noir, et les couloirs sur les côtés où se tenaient jadis les boutiques.

Si le Sephora marque le centre de la galerie, les deux extrémités font partie des stations respectives de FGC et de métro de Plaça Catalunya, et la galerie est maintenant séparée en trois par des murs. Dans l’une des stations actuelles, on peut même encore reconnaître la façade du cinéma ! En somme, l’Avenue de la Lumière ne s’est jamais vraiment éteinte… Mais existe-t-il des endroits de la galerie préservés, fermés au public depuis 1990 ? Antoni Gras n’écarte pas cette possibilité… faisant de cette galerie une sorte de légende, à la fois oubliée aujourd’hui, et qui pourtant n’a jamais cessé d’illuminer les souterrains de Barcelone depuis un siècle.
Photo : Blog Barnasub


