La (vraie) histoire de la tortilla

Photo : Lugarnia

medecin français à Barcelone

Tous les samedis, Equinox et les grands chefs barcelonais du restaurant Disfrutar et Sergi de Meià éclairent sur la véritable origine des plats phares de la gastronomie espagnole. Ce week-end, partons à la découverte d’un mets simple mais incontournable : la tortilla.

Qui n’a jamais goûté une tortilla de pommes de terre, que ce soit chez un local ou dans un restaurant de cuisine espagnole ? Les plus téméraires ont peut-être même essayé d’en cuisiner une… et certains l’ont renversée au moment de la retourner. Mais d’où vient cette omelette si typique d’Espagne, et surtout pourquoi est-elle si incontournable ?

Des racines américaines… et belges ?

Avant même de se demander depuis quand la tortilla existe en Espagne, il faut rappeler que l’un de ses ingrédients principaux vient… d’Amérique. La pomme de terre a été ramenée par les colons espagnols au XVIème siècle, la tortilla que l’on connaît aujourd’hui ne peut donc pas avoir existé avant cette date dans la Péninsule ibérique.

Les premières traces de tortillas de pomme de terre sont floues. « Il y a plusieurs théories, mais rien de suffisamment solide pour en être sûrs », explique Mateu Casañas, chef des restaurants Disfrutar à Barcelone et Compartir à Cadaqués. Les premiers textes connus évoquant le plat le situent en Extrémadure et en Navarre, au XVIIIème et au XIXème siècle, mais aussi… à Barcelone, dans un rapport de 1772.

Mais même si la recette semble venir de la Péninsule ibérique, on en a aussi des traces à l’étranger. « Il y a des allusions à des élaborations similaires dans des livres de recettes belges du début du XVIIème, comme celles du cuisinier Lancelot de Casteau », évoque Mateu Casañas. Mais il ne faut pas oublier que les Pays-Bas de l’époque, où se situait la Belgique actuelle, faisaient partie de l’empire espagnol à cette date.

Photo : tortilla de maïs. iStock

L’origine du mot « tortilla » peut s’expliquer très simplement. « On suppose que lorsque les premiers colons sont revenus du continent américain, ils ont ramené avec eux des pommes de terre mais aussi des tortillas, des pains faits à base de maïs en Amérique du sud », raconte le chef du Disfrutar. La tortilla que nous connaissons aujourd’hui ressemblant à ces pains de maïs, et leur origine étant la même, le nom était tout trouvé !

Un plat populaire

La tortilla de pommes de terre a toujours été un plat populaire, notamment chez les classes sociales les plus précaires, car les ingrédients sont bon marché (c’est d’ailleurs pour cela que la culture de la pomme de terre s’est généralisée, en Europe) et le résultat est très nourrissant.

On la cuisinait sur un feu de bois, dans des poêles rondes en métal et avec une cuillère en bois d’olivier, explique Sergi de Meià, chef du restaurant éponyme à Barcelone. Et pour retourner la tortilla, il existait des « giratortillas » (‘tourne-tortillas’), des assiettes avec une base large qui permettaient de retourner la tortilla sans problème. « Et elles existent encore, chez certaines personnes ! »

Pas d’huile dans la recette originale

Cela va en étonner plus d’un, mais c’est un fait historique : les premières tortillas ne se cuisinaient pas avec de l’huile d’olive ! « Elle commence à être utilisée pour faire la tortilla dans les années 1960 ; avant, on utilisait plutôt du beurre ou de la graisse de porc, les graisses les plus communes pour cuisinier », précise Sergi de Meià.

Photo : Hostelería Salamanca

La pomme de terre et l’œuf, en revanche, sont les deux ingrédients indispensables et sont présents dès les premières recettes connues. « La simplicité mène à l’excellence », résume Sergi de Meià.

Mais le chef barcelonais explique que pendant la guerre civile, la Generalitat de Catalogne enseignait aux soldats républicains comment faire une tortilla sans œuf ni pommes de terre. « Elle se faisait avec de la farine de pois chiche et n’importe quelle céréale, des pelures de pomme de terre ou bien des topinambours. Ma grand-mère me le racontait », se remémore-t-il.

Le débat « tortilla avec ou sans oignons »

C’est un peu le débat « pain au chocolat » versus « chocolatine », mais version espagnole : la tortilla est-elle meilleure avec ou sans oignons ? Dans tous les cas, à l’origine, elle n’en avait pas. « Les premières tortillas étaient seulement faites d’œuf et de pomme de terre, les oignons n’y sont ajoutés qu’à partir de la moitié du XXème siècle, dans l’après-guerre civile », raconte Sergi de Meià.

Une icône récente

Au début du XXème siècle, la tortilla de pommes de terre fait partie intégrante de la culture populaire espagnole, car elle est cuisinée partout : c’est un véritable plat national. « Les années 1960 ont vu une explosion de ces recettes populaires, avec l’arrivée du tourisme et plus tard la cuisine d’avant-garde qui lui a donné tant de formes et de textures différentes », explique Sergi de Meià.

Elle devient alors une star, « l’un des plats iconiques des livres de recettes espagnols » selon Mateu Casañas.

Il existe aujourd’hui mille et une recettes de tortilla, avec de nouveaux ingrédients et de nouvelles interprétations. « On l’a cuisinée de toutes les façons les plus incroyables, allant de la glace à la tortilla au gâteau, peu cuite, très cuite, crémeuse, texturisée, en mousse… », énumère Sergi de Meià.

Photo : Tortilla deconstruida. Con Mucha Gula/Pinterest

Mateu Casañas se remémore notamment la fameuse « tortilla de pommes de terre déconstruite », une recette iconique des années 1990 du mythique restaurant étoilé El Bulli où il a fait ses classes. Mais ces nouvelles interprétations ne font que rendre encore plus incontournable la tortilla originale : « le respect pour le passé est la base sur laquelle nous évoluons tous ».

Les deux chefs voient la tortilla comme une véritable icône de la cuisine espagnole aujourd’hui, « comparable à la quiche lorraine en France ou la pizza en Italie. Un plat que les dieux grecs nous envient ! », avance même Sergi de Meià. « C’est une sublimation des produits les plus basiques et ‘pauvres’. Une ode à la campagne, aux paysans, à la cuisine et à la table. »

Comment reconnaître une vraie tortilla ?

La tortilla ne comptant pas beaucoup d’ingrédients, leur qualité est donc un enjeu majeur : de l’huile d’olive vierge extra, des œufs de poules élevées en plein air, des pommes de terre et même des oignons locaux et d’agriculture biologique.

La cuisson doit être parfaite (« crémeuse mais complète, très légèrement croustillante mais d’une manière presque imperceptible », précise Sergi de Meià). S’il y a des oignons, ils doivent être très frits mais pas encore dorés.

Où manger une bonne tortilla ?

Pour Mateu Casañas, on peut manger une tortilla dans n’importe quelle région d’Espagne, pourvu que l’on choisisse un bon cuisinier. « Avec un bon savoir-faire, on peut faire des tortillas incroyables, et c’est peut-être pour cela que sa popularité s’est étendue sur tout le territoire… Elle dépend des cuisiniers, pas des régions. »

Photo : Nutricare

Sergi de Meià conseille de fuir les restaurants touristiques et demander aux locaux. « Chaque année a aussi lieu le championnat national de tortillas de pommes de terre, un bon endroit pour dénicher la liste des meilleures tortillas d’Espagne ! » En 2021, ce sont deux restaurants, La Encina à Palencia et Cañadío à Santander, qui ont remporté le prix de la meilleure tortilla d’Espagne.

Et pour les cuisiniers en herbe, vous trouverez ici la recette de la typique tortilla de pommes de terre, en français, approuvée par le ministère du Tourisme espagnol.

À lire aussi : La (vraie) histoire de la paella

Merci au chef Sergi de Meià, du restaurant Sergi de Meià (carrer Laforja 83 à Barcelone, +34 930 01 79 66),
et au chef Mateu Casañas des restaurants Disfrutar (carrer Villarroel 163 à Barcelone) et Compartir (Riera Sant Vicenç 17488 à Cadaqués).

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