Alors que la France mise sur l’institutionnalisation pour accompagner ses aînés, l’Espagne, elle, continue de privilégier la cellule familiale. Mais à quel prix ?
Photo : Cyane Morel
Mari Carmen, 56 ans, court toute la journée. Professeure d’art pour les enfants le matin, aide à domicile bénévole le reste du temps. Cela fait maintenant trois ans que sa mère vit chez elle et son mari dans le quartier de l’Eixample à Barcelone. « Elle ne pouvait plus vivre toute seule, et nous, on ne voulait pas la mettre dans une résidence pour personnes âgées, elle s’est occupée de moi petite, alors c’est mon tour ». En Espagne, la vieillesse se vit d’abord à domicile. Dans ce pays où 21,3 % de la population a dépassé les 65 ans (un point de plus que la France), l’accompagnement des seniors reste l’affaire de la famille.
Alors qu’en France, les Ehpad accueillent plus d’un demi-million de résidents, l’Espagne compte moins de 400 000 places en résidences pour personnes âgées, un chiffre loin de couvrir les besoins croissants. Seules six régions atteignent le ratio recommandé de cinq lits pour 100 habitants de plus de 65 ans.
Ce déficit d’infrastructures est partiellement comblé par une tradition de cohabitation intergénérationnelle encore très ancrée. Parents, enfants, grands-parents vivent souvent sous le même toit, ou à proximité. Mais ce modèle familial a ses limites : les soins reposent très largement sur les épaules des aidants, souvent des femmes, confrontées à un double fardeau entre emploi et prise en charge domestique. « Cela devient de plus en plus dur, car elle perd en autonomie, raconte Mari Carmen, et depuis quelques mois, elle perd aussi un peu la tête ». Pas question donc de la laisser sortir seule, alors les journées sont rythmées par l’obligation familiale, la semaine comme le week-end.
Des aidants à bout de souffle
Selon les chiffres du ministère des Affaires sociales espagnol, plus de 80 % de l’aide aux personnes âgées dépendantes est assurée par la famille. Faute de structures suffisantes et d’une offre publique homogène sur le territoire, beaucoup se retrouvent seuls face à la lourdeur administrative, au manque de formation ou à l’épuisement psychologique.
Des initiatives régionales tentent toutefois de soulager cette pression. En Catalogne, où les services sociaux sont relativement développés, le maintien à domicile reste néanmoins une priorité politique. Des dispositifs de soutien aux aidants et de soins à domicile commencent à émerger, mais peinent encore à répondre à la demande. « On a envoyé le formulaire de la mairie pour avoir quelqu’un qui nous aide, mais ça prend du temps », poursuit Mari Carmen.
En réalité, ces dispositifs restent disparates et souvent sous-financés. La loi sur la dépendance, adoptée en 2006, promettait un soutien structuré, mais son application reste inégale et soumise aux budgets des communautés autonomes comme des municipalités. Sans un soutien renforcé, le système menace de se retrouver à bout de souffle, fragilisant à la fois les personnes âgées et celles qui les accompagnent. L’enjeu reste particulièrement crucial à l’heure où, d’ici 2070, près d’un tiers des Espagnols auront plus de 65 ans.