En Espagne, les actes xénophobes se multiplient, attisés par l’extrême droite qui cible notamment les Latino-Américains, les Subsahariens et les Nord-Africains.
À Torre Pacheco, ville de 40 000 habitants dont 30 % sont immigrés, des groupes d’extrême droite armés ont attaqué ces derniers jours des habitants d’origine nord-africaine, après la diffusion mensongère d’une agression relayée sur les réseaux sociaux. Dix arrestations ont eu lieu. Faut-il en conclure que le racisme gagne du terrain en Espagne ? Sept experts éclairent le débat.
Gloria Fernández-Pacheco Alises, professeure de criminologie et coordinatrice du Groupe de recherche sur les migrations, Université Loyola d’Andalousie
Ces derniers mois, les sondages ont vu l’immigration devenir l’une des préoccupations premières des Espagnols.
Ces inquiétudes sociales ont été alimentées par des discours politiques qui avancent des arguments reposant sur « l’infantilisation », la « dépersonnalisation » et la « ridiculisation » de l’immigration.
On parle des mineurs migrants non accompagnés comme de collectifs dangereux auxquels on impute toutes sortes de délits. On prétend, de façon largement exagérée, que les dispositifs de protection des mineurs migrants non accompagnés (en attente d’une réponse à leur demande de titre de séjour) coûteraient des sommes extravagantes, et que cet argent serait pris au détriment des pensions de nos aînés. On banalise les discours sur les expulsions massives de personnes qui travaillent depuis des mois ou des années en Espagne dans l’agriculture ou l’emploi domestique.
Tous ces discours contribuent à forger un imaginaire collectif fondé sur des stéréotypes, ce qui produit du racisme structurel et des débats sociaux très dangereux. À travers des étiquettes négatives qui associent délinquance et immigration, on construit des identités marginalisées et des sociétés violentes.
Ce phénomène a déjà été étudié par lesdites théories de l’étiquetage, qui expliquent le rôle des réactions sociales dans la construction d’une étiquette de déviant. Par la criminalisation, on génère de la marginalité et de la délinquance au sein des groupes ainsi étiquetés. D’un autre côté, on construit des sociétés déshumanisées et insécurisées.
Raúl Martínez Corcuera, chercheur sur le discours de la haine dans les médias, Université de Vic-Université centrale de Catalogne
En Espagne, il existe un racisme structurel contre les personnes issues de l’immigration et racisées qui confirmerait cette affirmation. Puis il existe un racisme institutionnel avec une loi sur l’immigration qui les pousse à vivre en situation irrégulière et limite leurs droits de participation politique.
Il existe aussi un contrôle policier « au faciès » basé sur le phénotype, ainsi que des partis politiques qui adoptent des discours et des programmes d’extrême droite légitimant des attitudes xénophobes. Il y a aussi de l’antitsiganisme et de l’islamophobie.
La discrimination et l’exploitation au travail se sont banalisées, aggravées par la non connaissance ou la complexité à faire respecter le droit des travailleurs ou encore par la difficulté d’accès au logement avec des propriétaires qui refusent de louer aux personnes migrantes ou racisées.
Les plaintes pour discrimination dans les services publics de santé et d’éducation sont nombreuses, limitant l’accès à une prise en charge juste et respectueuse.
La présence d’immigrés et de personnes racisées reste marginale dans les sphères de pouvoir politique ou social, mais les insultes et violences racistes dans l’espace public sont courantes. Ils font l’objet d’une criminalisation médiatique qui les rend responsables de la délinquance et des troubles sociaux. Une stigmatisation cruelle et une déshumanisation des enfants et adolescents arrivés seuls en Espagne, souvent en situation de grande vulnérabilité, sont devenues monnaie courante.
Ana Alba Catoira, professeure de droit constitutionnel, Université de La Corogne
Le racisme est un phénomène présent dans toutes les sociétés occidentales et qui, bien souvent, se manifeste de manière subtile ou inconsciente à travers toutes les structures. En réalité, combien de personnes se reconnaissent comme racistes ? Combien identifient des comportements très banalisés comme racistes et discriminatoires ?
L’Espagne est le quatrième pays le moins raciste de l’Union européenne selon un rapport de 2023 réalisé par l’Agence des droits fondamentaux, loin derrière l’Autriche, l’Allemagne, la Finlande, le Danemark, le Luxembourg, la Belgique, l’Irlande, l’Italie ou la France.
Cependant, nous sommes bel et bien un pays raciste, et il ne faut donc pas minimiser ce problème. Le racisme est, en soi, une forme d’ignorance ; c’est pourquoi nous avons besoin de sensibiliser et d’éduquer toute la société à l’égalité et à la diversité, grâce à des politiques publiques engagées et à la collaboration responsable de tous les secteurs. Nous devons construire ensemble une société plus juste et égalitaire, où la dignité de tous les êtres humains est respectée.
Antonio Miguel Nogués Pedregal, professeur d’anthropologie sociale, Université Miguel Hernández
Il est impossible de répondre par oui ou par non à cette question. Depuis des décennies, l’Espagne est marquée par des réalités sociales, culturelles et économiques très hétérogènes. On ne peut pas parler d’une Espagne unique ou, si l’on préfère, d’une seule manière d’habiter ce territoire que nous appelons Espagne.
Chaque personne et chaque groupe socioculturel qui cohabite ici se construit une image des autres qui met surtout en avant les caractéristiques avec lesquelles il veut et croit se distinguer de ces autres personnes ou groupes.
Dans ce sens, je considère que la dimension économique, en raison de l’aporophobie (phobie des pauvres) et du classisme, est celle qui conditionne le plus les relations et les pratiques sociales entre individus, indépendamment de leur origine ethnique. La dimension esthétique, pleine de stéréotypes et de phénotypes, influence la perception de l’autre en tant que groupe anonyme. Il suffit de rappeler les différences dans l’accueil des Ukrainiens ou des Subsahariens et leur représentation inégale dans les médias.
Juan Carlos Jiménez Redondo, professeur titulaire d’histoire de la pensée et des mouvements sociaux, Université CEU San Pablo
Affirmer que l’Espagne est un pays raciste est aussi absurde que de prétendre le contraire. Il y a des Espagnols racistes, tout comme il y en a en France, en Italie, au Portugal ou au Royaume-Uni. Les démocraties ont mis en place des règles radicalement opposées au racisme, mais elles n’ont pas réussi à éradiquer des groupes aux fortes inclinations racistes. Nombre d’entre eux sévissent dans des secteurs à forte visibilité publique, notamment dans le sport, et tout particulièrement dans le football, un milieu où se manifestent fréquemment les comportements les plus bas de l’individu-masse.
Il en va de même sur les réseaux sociaux, où l’anonymat permet ces comportements inciviques grotesques et où des individus laissent libre cours à leurs délires racistes et haineux contre tout et tous, protégés par une impunité supposée.
L’Espagne est un pays aussi raciste – ou aussi peu raciste – que d’autres. Ce qui est certain, c’est qu’elle rassemble un grand nombre d’individus extrémistes, violents et animés par la haine.
Lucas Andrés Pérez Martín, professeur de droit international privé, Université de Las Palmas de Gran Canaria
Il est impossible de répondre à cette question par un « oui » ou un « non ». De mon point de vue de juriste spécialisé dans les migrations et les droits humains, et sans disposer de base scientifique statistique, on peut identifier en Espagne deux profils essentiels. Le premier regroupe une grande partie de la population qui n’est absolument pas raciste. Elle ne fait pas de distinction entre les personnes en fonction de leur race, de la couleur de leur peau ou de leur religion, et accueille même activement les migrants. Cependant, une autre partie de la population l’est, nourrissant des préjugés clairs envers les personnes venues d’ailleurs à cause de leur religion, couleur de peau ou origine, et ne rechignant pas à diffuser des informations totalement fausses à leur sujet.
Malheureusement, cette partie de l’opinion publique domine et remporte le débat politique avec des discours de haine, semant la confusion parmi la population qui, au départ, ne nourrirait aucun préjugé raciste.
Berta Álvarez-Miranda Navarro, professeure titulaire de sociologie, spécialisée en sociologie des migrations, Université Complutense de Madrid
L’Espagne suit la tendance générale en Europe à concentrer le débat public sur la catégorie religieuse des « musulmans » comme principal critère d’altérité, davantage que sur des catégories raciales. Ces deux formes de distinction, raciale et religieuse, se superposent pour désigner comme « autre » ou « étranger » surtout ceux venant d’Afrique du Nord, particulièrement du Maroc.
Ainsi se renouvelle une méfiance profondément ancrée dans l’histoire, qui s’est reflétée au fil des années dans les sondages d’opinion et divers travaux sociologiques convergeant pour montrer que ce groupe est perçu comme le plus étranger. Un groupe désigné de plus en plus fréquemment par sa religion, bien que la catégorie « musulmans » n’a pas, dans le débat public espagnol, atteint le degré de cristallisation observé dans d’autres pays comme la France ou la Grande-Bretagne, et ne fait pas l’objet d’une polarisation politique aussi marquée.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.