Français à Barcelone, leur vie tient dans une valise

Appartements meublés à la va-vite, chaises de jardin en guise de fauteuils et valises jamais vraiment défaites : à Barcelone, de nombreux expats vivent comme en transit permanent.

Photo : Clémentine Laurent

À vie temporaire, mobilier temporaire.

Appartements meublés au goût douteux, déco impersonnelle, chaises de jardin made in Ikea ou tabouret pliant en guise d’assise : à Barcelone, beaucoup d’expatriés vivent dans des intérieurs qui ressemblent plus à un Airbnb prolongé qu’à un vrai “chez soi”. Par choix ? Pas vraiment. Par fatigue, par précaution, ou par résignation. Derrière ces rideaux synthétiques sans âme et les murs nus, un sentiment revient souvent : celui de vivre en sursis. Comme si la ville elle-même nous demandait de ne pas trop s’attacher. Comme si la valise, jamais complètement vidée, devait rester prête. « Au cas où. »

Au cas où quoi, en fait ? Au cas où le propriétaire décide de vendre. Au cas où le contrat saute. Au cas où il faudrait plier bagage en urgence. C’est un mode de vie qui s’installe malgré soi : transitoire, instable, parfois presque absurde.

« L’insécurité du logement et de l’emploi »

Evi a vécu à Barcelone entre 2016 et 2019, et elle en garde un attachement profond. « C’est un endroit que je regrette d’avoir quitté, et qui me manque beaucoup », confie-t-elle. Elle aime croire qu’elle y reviendra un jour pour de bon. Mais déjà à l’époque, dit-elle, un sentiment de fragilité planait. « J’ai ressenti très fort ce sentiment de temporalité. Comme si la ville ne pouvait pas tenir. Pour de nombreuses raisons. Mais surtout, à cause de l’insécurité du logement et de l’emploi. »

Et puis il y a autre chose. Un esprit de passage, d’instabilité, qui imprègne aussi les relations humaines. « Le tourisme de masse et le nomadisme finissent par déteindre sur les gens. En arrivant, on m’a tout de suite dit que la scène amoureuse ici était notoirement ingrate, voire ingérable. » Un détail ? Pas vraiment, quand on essaie de construire une vie.

« J’ai ressenti ça toute ma vie », confie une autre jeune expatriée, que nous appellerons Alice*. « Mais peut-être que c’est justement ça : c’est quand on se le demande que c’est le moment de prendre une décision consciente, de choisir enfin un endroit. » À Barcelone, beaucoup reportent ce choix. Et vivent dans l’entre-deux.

Selin, elle, est restée cinq ans. Et elle a déménagé… neuf fois. À chaque fois, des conditions de vie dégradées, des contrats bancals ou des arnaques l’ont forcée à refaire ses cartons. « Je n’ai jamais voulu acheter de meubles, ni vraiment aménager mon chez-moi. Même quand j’avais déballé toutes mes affaires, je ne me sentais pas installée », confie, lasse, la trentenaire originaire de Turquie. Comme si la ville avait peu à peu grignoté ses envies de stabilité.

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Jeeta, expatriée indienne, a attendu deux ans et demi avant d’oser poser ses valises — littéralement. « J’ai enfin tout déballé il y a quelques semaines », raconte-t-elle. « Peut-être que c’est parce que j’ai beaucoup bougé dans ma vie… Ou peut-être que c’était juste un blocage mental. » Elle évoque cette peur irrationnelle d’être déracinée de nouveau, au moment même où l’on commence à se sentir bien.

Meubles de passage et murs vides

Pour beaucoup, cette sensation se traduit par un refus inconscient d’aménager réellement son intérieur. Pourquoi investir dans une table en bois massif, une belle lampe ou un tapis sur mesure si l’on risque de devoir tout abandonner dans trois mois ? Alors on fait avec les meubles fournis. Un canapé moche mais pratique. Une table branlante. Une déco impersonnelle, souvent laissée là par le locataire précédent. On tolère. On fait comme si. Mais on ne s’enracine pas.

« Je n’ai toujours pas mon propre appartement », confie Katri, une Finlandaise de 32 ans. « Je vis en colocation, je bouge souvent. Du coup, je n’ai pas envie de décorer ni de transformer l’endroit en cocon. Tant que ce n’est pas vraiment chez moi, j’ai du mal à me projeter. » Elle aussi observe une détérioration de la situation depuis quatre ans. « Aujourd’hui, ceux qui ont trouvé un appartement à eux devraient se considérer chanceux. »

Le mot revient souvent : la chance. Avoir un contrat stable, un loyer abordable, des colocataires décents, un appartement qui ne ressemble pas à un taudis étudiant… cela relève presque du miracle. Et la ville, avec sa beauté vibrante mais ses conditions de vie parfois dures, agit comme une épreuve. « Barcelone te teste », résume ainsi Katri. « Ce n’est pas une ville faite pour tout le monde. »

Barcelone, malgré tout

Et pourtant. Beaucoup restent. S’accrochent. Espèrent. Parce qu’il y a les couchers de soleil sur la mer. La douceur du climat. Les escapades en train. L’impression de vivre « à taille humaine ». Evi le dit avec douceur : « Barcelone est d’une beauté unique, elle est bien connectée, agréable à vivre. Tout ça, c’est une vraie qualité de vie. Ça mérite qu’on s’accroche un peu. Qu’on se comporte en citoyen actif et engagé. Même quand on n’est pas sûr de rester. »

Alors on reste. Un mois de plus. Un an peut-être. Avec une valise à moitié vide dans le placard, un cactus en plastique sur l’étagère, et cette idée qui tourne dans un coin de la tête : et si je m’autorisais enfin à poser mes affaires ?

*Prénom d’emprunt

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