vendredi 5 décembre 2025

[REPORTAGE] A quel point votre quartier de Barcelone est-il pollué ?

Dans un patio de Gràcia tôt le matin, l’air semble presque frais. Sur la Gran Via aux heures de pointe, il pique parfois la gorge. Mais que respirons-nous réellement en 2025 ? Malgré les progrès, Barcelone dépasse encore les seuils de l’OMS. À Equinox, on a voulu en avoir le cœur net : où respire-t-on vraiment mieux ?

Dans notre rédaction, l’air qui entre depuis le patio, près de la place Tetuan, paraît plus léger que celui de la Gran Vía. Mais est-il vraiment plus pur ? Lou peut-elle courir sans souci au parc Güell ? Anaïs risque-t-elle davantage de bronchites à Poblesec ? Nico doit-il s’inquiéter de son trajet quotidien de la Sagrada Família au Passeig de Sant Joan ? Des questions que partagent beaucoup de Barcelonais. Nous sommes allés chercher les réponses auprès des scientifiques.

Où en est la qualité de l’air en 2025 ?

Barcelone a la plus forte densité de voitures d’Europe, près de 6 000 véhicules par km². Pour affronter ce problème, la ville déploie depuis plusieurs années toute une série de mesures : des superillas  – ces îlots urbains où la circulation est fortement réduite – en passant par les zones à faible émissions ou la réorganisation du trafic. Résultat : la pollution baisse pour la deuxième année consécutive, mais Barcelone reste au-dessus des valeurs recommandées par l’OMS, et même des futures normes européennes de 2030.

Les deux polluants les plus problématiques sont le dioxyde d’azote (NO₂), directement lié aux gaz d’échappement, et les particules en suspension (PM10 et PM2,5), issues à la fois du trafic, du chauffage, des chantiers, de l’industrie… et de la poussière saharienne.

En 2024, les habitants ont respiré en moyenne 14 μg/m³ de particules fines (PM2,5), pour une recommandation de l’OMS fixée à 5 μg/m³, et 25 μg/m³ de dioxyde d’azote (NO₂), pour un seuil recommandé de 10 μg/m³. Les niveaux les plus élevés se concentrent dans l’Eixample et le long des grands axes de trafic. On respire donc un peu mieux qu’il y a quelques années, mais toujours pas “bien” selon les critères de santé.

Respire-t-on mieux selon sa rue ou son quartier ?

C’est une question que beaucoup de Barcelonais se posent. Lou a fait son choix. Aujourd’hui, elle vit au Carmel, à deux pas du parc du Guinardó : « Depuis que je vis ici, j’ai l’impression que la qualité de l’air est bien meilleure ». La hauteur, la verdure, l’absence d’axes saturés : tout donne l’impression d’un air plus léger. À l’inverse, Helena*, installée près de la Gran Via, vit une toute autre réalité : « Ici, la pollution se ressent. On tombe plus souvent malade, on a des allergies… Et j’enlève tous les jours de la poussière noire chez moi. » Une observation que beaucoup d’habitants de l’Eixample partagent.

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Les scientifiques confirment que ces écarts ne sont pas qu’une impression. Pour le dioxyde d’azote (NO₂), directement lié au trafic, les différences sont nettes d’une rue piétonne, d’un patio intérieur, que le long d’Aragó, Diagonal ou Gran Via. « Les rues à fort trafic présentent des concentrations nettement supérieures, alors que les patios reçoivent un air plus mélangé, ce qu’on appelle la “concentration de fond urbain” », expliquent Jan Mateu et Álvaro Criado, chercheurs au Barcelona Supercomputing Center (BSC), spécialisés dans la qualité de l’air.

Mais l’histoire change avec les particules fines. Elles se diffusent davantage à l’échelle du quartier. « Même dans un patio, une partie de la pollution finit par arriver : l’air circule, comme l’eau. Le niveau est plus bas, mais il n’est pas nul », rappelle la docteure Elena Codina, responsable de l’Unité de santé environnementale pédiatrique de l’hôpital Sant Joan de Déu.

Les quartiers en hauteur ou proches de zones vertes — Carmel, Guinardó, Montjuïc — respirent en effet un air plus ventilé. La topographie, la moindre densité de trafic et les arbres, qui captent une partie des polluants, jouent un rôle réel. Mais cette “bulle d’air” se brise dès que l’on redescend sur les grands axes pour travailler ou faire ses courses : l’exposition remonte aussitôt. « Durant les trajets à pied, la dose inhalée augmente fortement. Éviter les rues très circulées ou les heures de pointe réduit nettement l’exposition », soulignent les chercheurs du BSC.

Augmentation des infarctus à Barcelone après les pics de pollution

À Barcelone, la pollution continue de rendre les gens malades : chaque année, elle est associée à 1 300 décès prématurés, 800 nouveaux cas d’asthme infantile et 120 cancers du poumon. « Les effets les plus évidents de la pollution concernent les maladies respiratoires : asthme, bronchiolites, bronchites ou pneumonies. Chez les enfants, l’impact est particulièrement marqué », souligne la Docteure Elena Codina.

Les enfants sont particulièrement vulnérables : ils peuvent inhaler jusqu’à 60 % de polluants de plus qu’un adulte au même endroit. Les femmes enceintes et les personnes souffrant de maladies respiratoires ou cardiovasculaires sont également en première ligne. Et cette inquiétude, Esther la vit au quotidien. Enceinte de huit mois, la jeune Française habite à un carrefour très passant de l’avenue Diagonal. « Depuis quelque temps, je ne vais presque plus sur le balcon pour éviter au maximum la pollution. J’essaie de faire attention, mais j’ai aussi l’impression qu’on ne peut pas faire grand-chose » confie-t-elle.

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Les effets ne se limitent pas aux poumons. La médecin cite aussi une augmentation du risque d’infarctus et d’AVC, des complications pendant la grossesse (prématurité, faible poids de naissance), des troubles du neurodéveloppement (TDAH, autisme), des problèmes de santé mentale (anxiété, dépression) et certains cancers, notamment du poumon. « Certains effets sont immédiats : après un pic de pollution, on observe une hausse des crises d’asthme et même des infarctus dans les 24 à 48 heures. D’autres s’installent au long cours, via une inflammation chronique et un stress oxydatif dans l’organisme. »

Lire aussi : Pollution de l’air : Barcelone est-elle dangereuse pour la santé ?

Selon les estimations pour 2020–2024, le poids sanitaire de la pollution a déjà diminué d’environ 32 % depuis 2018–2019. Les projections montrent qu’il pourrait encore chuter de près de 38 % si Barcelone parvenait à respecter les limites européennes prévues pour 2030. Une amélioration réelle donc — mais encore très en dessous de ce que recommandent les médecins et l’OMS.

Prédire la pollution rue par rue : la révolution du superordinateur

Dans le quartier de Les Corts, le Barcelona Supercomputing Center héberge le superordinateur MareNostrum 5 et son système pionnier de prévision de la qualité de l’air. Ce modèle est aujourd’hui capable de prédire la concentration de dioxyde d’azote (NO₂) rue par rue, avec une précision inédite de 20 à 25 mètres, jusqu’à 24 à 48 heures à l’avance.

Le système combine le trafic réel, la météo, les émissions urbaines et même, dans certains cas, des données de mobilité anonymisées pour générer une carte quotidienne de la pollution. Cette météo de l’air ultra-locale, mise à la disposition des habitants de Barcelone, permet d’identifier les “points noirs” en temps quasi réel. « Por primera vez podemos saber, con bastante precisión, qué calles tendrán más contaminación mañana y cómo se moverá el NO₂ dentro de la ciudad », expliquent Jan Mateu et Álvaro Criado, chercheurs au Barcelona Supercomputing Center.

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Simulation du BSC : concentration de NO₂ autour de la place Tetuan, le 2 décembre à 12 h.

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Simulation du BSC : concentration de NO₂ autour de la place Tetuan, le 3 décembre à 16 h.

Pour les habitants, ces cartes deviennent un outil très concret : choisir un trajet à pied, éviter les heures critiques, décider où courir, ou quand sortir avec un enfant asthmatique. Pour la ville, l’outil fait office de véritable laboratoire virtuel. Il permet de tester des mesures avant de les appliquer : modifier la circulation, créer une zone piétonne, ou évaluer l’impact d’une superilla sur l’exposition réelle des habitants.

Lire aussi : Pollution à Barcelone : mieux, mais pas assez

Une étude récente issue de ces modèles estime qu’une réduction de 20 à 25 % du trafic routier à Barcelone pourrait éviter jusqu’à 200 décès prématurés par an.

Des jumeaux numériques pour améliorer les évaluations

La modélisation de l’air ne s’arrête pas aux cartes du quotidien. Depuis novembre 2025, le Barcelona Supercomputing Center coordonne un projet européen inédit appelé HARMONIE. L’ambition : créer deux « jumeaux numériques » capables de prédire non seulement la pollution, mais aussi ses effets sur la santé.

Le premier est un jumeau numérique de la ville, qui superpose pollution, bruit, mobilité et comportements pour simuler Barcelone à très haute résolution. Le second est un jumeau numérique du poumon, développé depuis plusieurs années au BSC. Il reproduit la respiration humaine et montre comment les particules se déplacent et se déposent dans les voies respiratoires selon l’âge, l’état de santé ou la vulnérabilité.

Contaminantes en pulmon

Le jumeau numérique du poumon du BSC permet de visualiser comment les particules fines circulent et se déposent dans les voies respiratoires

« Le jumeau digital du poumon nous permet de comprendre comment un même niveau de pollution affecte différemment un enfant, une personne âgée ou quelqu’un souffrant d’une maladie respiratoire », explique Beatriz Eguzkitza, coordinatrice du projet. « Pour la première fois, nous pouvons simuler l’impact sanitaire d’une mesure urbaine avant de l’appliquer. Cela permet de prendre des décisions basées sur la santé », résume-t-elle.

Réunissant 19 institutions de huit pays, HARMONIE teste ses outils dans cinq villes pilotes, dont Barcelone. À terme, ils pourraient répondre à des questions très concrètes : quelle rue piétonniser en priorité, où créer une zone à faibles émissions, ou quels quartiers protéger d’urgence en cas de pic de pollution.

Vers un air plus respirable à Barcelone ?

Barcelone respire mieux qu’il y a dix ans. Mais l’air reste bien au-dessus des seuils qui protègent réellement la santé. Et la science le montre désormais avec une précision inédite : chaque microgramme gagné, c’est une vie sauvée. Alors, où respire-t-on vraiment mieux ? Dans un patio, sur une rue peu circulée, en hauteur ou près de Collserola, l’air est clairement plus respirable. Mais il n’est jamais totalement pur : la pollution circule à l’échelle du quartier et finit toujours par se diffuser.

« Chaque baisse de pollution se traduit par moins de maladies. Le chemin est clair : s’approcher autant que possible des niveaux recommandés par l’OMS », rappelle la Docteur Elena Codina.

Pour y parvenir, la stratégie est double : gestes individuels — choisir ses trajets, ses horaires, ses lieux pour faire du sport, sortir de la ville régulièrement pour s’aérer — et décisions publiques fortes. Les études du BSC montrent que des réductions plus ambitieuses du trafic permettront à Barcelone de se rapprocher des recommandations sanitaires en matière de qualité de l’air. La ville devra donc continuer à transformer ses rues. Et chacun de nous, mieux informé, peut y gagner des poumons un peu plus protégés.

Comment protéger ses poumons à Barcelone ?

• Éviter les heures de pointe
S’éloigner des grands axes (Aragó, Gran Via, Diagonal) lors des pics de NO₂.

• Faire du sport loin du trafic
Parcs, Collserola, bord de mer : l’air y est nettement plus respirable.

• Aérer intelligemment
Ouvrir tôt le matin ou tard le soir, jamais côté rue aux heures de pointe.

• Suivre l’air en direct
Activer les alertes pollution et consulter les cartes rue par rue (BSC).

• Choisir des trajets plus sains
À pied, à vélo ou à moto, privilégier les rues secondaires pour réduire l’exposition.

• Renforcer ses défenses
Fruits et légumes riches en antioxydants : un soutien contre le stress oxydatif.

Qui sont les plus exposés à la pollution ? 

• Enfants et adolescents
Poumons en développement, risque accru d’asthme et d’allergies.

• Femmes enceintes
Exposition prolongée associée à un risque de prématurité et de faible poids de naissance.

• Personnes asthmatiques ou avec maladies respiratoires
Crises plus fréquentes, symptômes aggravés lors des pics.

• Personnes âgées
Plus vulnérables aux infections et aux maladies cardiovasculaires.

• Travailleurs en extérieur
Exposition directe aux heures de pointe et au NO₂.

*prénom modifié 

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