vendredi 24 octobre 2025

La perte invisible de l’eau : 1 litre sur 10 s’évapore dans les réservoirs espagnols

En Espagne, un litre sur dix stocké dans les réservoirs s’évapore chaque année. Une perte invisible mais colossale, équivalente à 46 % de la consommation urbaine du pays.

Par Jorge Lorenzo Lacruz – Professeur titulaire d’analyse géographique régionale, Université de La Rioja, Celso García – Professeur de géographie physique, Université des Îles Baléares, nrique Morán Tejeda – Professeur de climatologie, Université des Îles Baléares, Sergio Vicente Serrano – Chercheur en climatologie, Institut pyrénéen d’écologie (IPE-CSIC)

L’Espagne fait partie des pays disposant de la plus grande capacité de régulation d’eau par habitant au monde. Son réseau de barrages peut retenir un volume équivalent à la moitié du débit annuel de tous les fleuves de la péninsule.

Cette infrastructure a été essentielle au développement agricole, énergétique et industriel au cours du siècle dernier. Le modèle est avant tout orienté vers l’irrigation, qui consomme aujourd’hui environ 80 % de l’eau disponible. En soixante ans, la surface irriguée a doublé, passant de 1,8 million d’hectares en 1960 à 3,7 millions en 2018.

Lire aussi : En Espagne, les géants de la tech épuisent les dernières gouttes d’eau

L’Espagne fait partie des pays disposant de la plus grande capacité de régulation d’eau par habitant au monde. Son réseau de barrages peut retenir un volume équivalent à la moitié du débit annuel de tous les fleuves de la péninsule.

Cette infrastructure a été essentielle au développement agricole, énergétique et industriel au cours du siècle dernier. Le modèle est avant tout orienté vers l’irrigation, qui consomme aujourd’hui environ 80 % de l’eau disponible. En soixante ans, la surface irriguée a doublé, passant de 1,8 million d’hectares en 1960 à 3,7 millions en 2018.

Le paradoxe de l’eau stockée

Cette immense capacité de stockage cache un paradoxe hydrologique : stocker de l’eau, c’est en perdre. Selon une étude récemment publiée par notre équipe de recherche, près de 10 % du volume emmagasiné s’évapore chaque année — soit environ 2 000 hectomètres cubes, l’équivalent de cinq barrages de Yesa ou quarante-sept de Pajares remplis à 100 %.

Depuis 1961, la perte cumulée dépasse 114 000 hm³, un volume comparable à l’apport total du bassin de l’Èbre sur dix ans. Malgré son ampleur, cette perte n’est toujours pas prise en compte dans les cycles de planification hydrologique.

Plus un réservoir est plein, plus il perd d’eau

L’analyse de 362 réservoirs, représentant 94 % de la capacité totale, révèle une hausse continue des pertes d’environ 27,7 hm³ par an entre 1961 et 2018. Au cours des deux dernières décennies, les pertes annuelles ont dépassé 2 600 hm³, faisant de l’évaporation un élément structurel — jusqu’ici ignoré — du bilan hydrique national.

Cette augmentation n’est pas tant due au changement climatique qu’à l’effet combiné de l’expansion du réseau de barrages et du volume d’eau stocké. L’influence de la croissance en nombre et en taille de barrages a été 22 fois plus importante que celle du climat, et celle du volume emmagasiné, 7 fois supérieure.

sécheresse catalogne Lac-réservoir de Sau en septembre 2021

Chaque hectare de surface d’eau agit comme un échangeur direct avec l’atmosphère : en raison de la topographie, plus un réservoir est plein, plus sa surface exposée augmente, et plus les pertes sont élevées. S’ajoute à cela la capacité croissante de l’atmosphère à retenir la vapeur d’eau à mesure qu’elle se réchauffe, ce qui accentue les taux d’évaporation.

Dans les bassins du Júcar et du Segura, les plus arides, la part évaporée entre 1961 et 2018 a dépassé 11 % de l’eau stockée, contre une moyenne nationale de 8,3 %.

Un coût invisible et des projections préoccupantes

L’évaporation annuelle moyenne — environ 2 000 hm³ — équivaut à 46 % de la consommation urbaine espagnole. Son coût économique est estimé à 800 millions d’euros par an. Sur le plan hydrologique, cela représente une réduction effective des ressources disponibles, mais cette perte n’apparaît pas dans la planification hydrologique 2022–2027, qui ne prend toujours pas en compte l’évaporation comme variable d’ajustement.

Les modèles climatiques pour le scénario d’émissions élevées (SSP5-8.5) prévoient une augmentation de 35 % des pertes par évaporation d’ici la fin du siècle, atteignant près de 3 000 hm³ par an. Dans ce contexte, la part évaporée pourrait atteindre 20 % de l’eau stockée, soit plus du double de la moyenne historique (1961–2018) — autrement dit, deux litres perdus sur dix.

Les bassins du Guadiana, du Tage, de l’Èbre et du Duero apparaissent comme les plus vulnérables, en raison de leur forte capacité de rétention et de la hausse des températures, avec des pertes projetées entre 600 et 700 hm³ par an.

Quand le remède devient le problème

Le modèle traditionnel, fondé sur l’augmentation de la capacité de stockage pour faire face aux sécheresses, se révèle inefficace dans un climat plus chaud et plus sec, où la demande évaporative de l’atmosphère ne cesse de croître. Dans ces conditions, les réservoirs perdent une partie de leur rôle stratégique : une fraction de l’eau s’évapore simplement.

Face à cette situation, il est nécessaire d’intégrer l’évaporation dans le bilan officiel des ressources et de redéfinir la gestion des réservoirs. Maintenir des niveaux intermédiaires de remplissage, réduire la durée de stockage durant les mois les plus chauds et appliquer des technologies de suppression — telles que des couvertures flottantes, des films monomoléculaires ou des structures d’ombrage partiel — sont des solutions techniques envisageables, notamment pour les petits barrages.

barrages 2 e1660827785484

Il est également proposé d’introduire des « crédits d’évaporation » dans les systèmes d’attribution de l’eau, afin que les pertes atmosphériques soient intégrées dans le prix de l’eau et encouragent leur réduction.

Une fuite structurelle du système

L’évaporation des réservoirs est devenue l’une des principales causes de perte d’eau en Espagne, compromettant la sécurité hydrique, l’approvisionnement agricole et la production hydroélectrique.

D’un point de vue hydrologique, le constat est clair : l’eau stockée n’est pas toujours disponible. Une part significative s’évapore et retourne dans l’atmosphère, refermant le cycle de manière peu efficace pour les usages humains.

Dans un pays de plus en plus chaud et à écoulement réduit, la gestion de l’eau ne peut plus se limiter à la retenir : il faut mesurer, comptabiliser et réduire les pertes engendrées par le stockage lui-même.

Intégrer l’évaporation dans la planification hydrologique n’est pas un détail technique, mais une condition stratégique pour assurer la cohérence et la durabilité du système hydrologique espagnol dans un contexte de réchauffement accéléré.

the conversation logo

Recommandé pour vous