Quand Instagram pervertit le tourisme en Catalogne

Ils sont de plus en plus nombreux à planifier leur voyage en fonction des potentielles photos qu’ils pourront faire pour Instagram. Un tourisme superficiel, où les apparences comptent plus que l’expérience vécue, quitte à endommager le lieu photographié. Tant que ça ramène des likes et des abonnés, alors le séjour est réussi.

Photo : Diario de Navarra

À peine sont-ils arrivés devant la Sagrada Familia qu’ils ont déjà pris une dizaine de photos de la célèbre basilique, dont ils ont repéré en amont les meilleurs angles sur Instagram. Cinq photos de l’édifice, sept selfies, huit photos de groupe tout sourire devant l’objectif. Puis vite, il faut choisir le meilleur cliché pour le poster sur le réseau social où sont présents 24 millions de personnes en Espagne, soit un peu plus de la moitié de la population du pays. Les yeux rivés sur l’écran, ils n’ont même pas encore pris le temps d’admirer l’édifice.

Leurs abonnés savent déjà où ils sont, et avec qui. Les likes et les commentaires admiratifs se multiplient en quelques minutes. La mission est accomplie. Mais savent-ils qui est à l’origine de ce monument, son histoire, ce qu’il représente pour Barcelone ? Peu importe, le temps presse, il faut vite aller sur la Rambla et prendre un jus de fruits à la Boqueria, tout le monde fait ça sur les réseaux. Et en fin de journée c’est au parc de Collserola qu’on pourra prendre les photos les plus Instagrammable.

Tout et tout de suite

À quoi bon se déplacer à des milliers de kilomètres de chez soi si ce n’est même pas pour le montrer ? Et en direct c’est encore mieux. Une philosophie de voyage qui a le don d’énerver ceux qui souhaitent encore profiter des lieux qu’ils visitent en se laissant surprendre, en prenant le temps d’admirer les paysages et comprendre la culture et l’histoire des lieux qu’ils visitent.

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Photo : El Pais

Bien souvent ils finissent par pâtir de ces comportements exaspérants « Quand je suis allée au MOCO ( NDLR : musée d’art contemporain de Barcelone), il y avait beaucoup de jeunes qui se prenaient en photo devant les œuvres, avec différentes poses et c’était extrêmement long ! Je devais attendre qu’ils aient fini, c’est pas normal parce qu’on paie l’entrée et on ne peut même pas prendre le temps d’admirer ce qu’on voit parce qu’il y aura toujours quelqu’un pour se mettre devant pour faire sa photo » explique Joséphine, originaire de Lille et qui vit à Barcelone depuis 2 ans.

Une attitude d’autant plus agaçante qu’une partie de ces personnes ne s’intéresse nullement à l’oeuvre en elle-même, si ce n’est qu’à son esthétisme et son potentiel de likes sur les réseaux « J’en voit beaucoup qui prennent la photo et s’en vont ensuite immédiatement. Ils regardent uniquement à travers leur écran, et il ne peuvent à aucun moment se rendre compte de la beauté de ce qu’ils voient ni de sa signification. De toute façon il s’en fichent » poursuit la jeune femme.

La préservation des lieux, une préoccupation de second rang

Musées, monuments, marchés, rues, mais également espaces naturels sont touchés par ce phénomène, si ce n’est davantage. Impressionnante étendue, paysages extraordinaires, végétation surprenante…c’est parfois par le biais d’Instagram que certains lieux naturels deviennent des phénomènes. Ils attirent alors des foules de visiteurs, en particulier depuis la pandémie où de nombreuses personnes ont ressenti le besoin de se mettre au vert.

« Il y a eu une importante augmentation de la fréquentation des parcs depuis 2020, et il est certain que la massification entraîne une perte de qualité de l’expérience touristique pour un visiteur qui conçoit le parc comme un lieu de repos et de contact avec la nature » explique Josep-Maria Forcadell-Roig, ingénieur forestier au sein des espaces naturels protégés de la Generalitat de Catalogne. Plus de monde, plus de bruit et une circulation moins fluide dans des espaces qui sont pourtant dédiés au calme et la contemplation.

parque natural dels Ports Tarragona

Photo : Maestrazgo Els Ports

Dans un lieu rempli de visiteurs, il faut pourtant montrer que l’on vit une expérience exclusive. Le paradoxe d’Instagram. C’est alors une image trompeuse de la réalité qui est montrée, avec souvent des retouches qui sont réalisées dans le but d’effacer le monde autour. Et certains n’hésitent pas à piétiner des plantes, s’agripper à des arbres, ou encore cueillir des fleurs, afin d’accéder à certains espaces instagrammables ou embellir leur photo.

« La surfréquentation a des impacts sur la conservation de la nature, notamment pour les animaux sauvages et les écosystèmes fragiles tels que les petites rivières de montagne » souligne l’ingénieur forestier. Si de nombreuses campagnes d’information sur la préservation de l’environnement sont menées depuis plusieurs années, aux côtés de restrictions des activités et de limitations du nombre de visiteurs, elles sont pour autant insuffisantes.

« Les visiteurs ne font pas plus attention qu’avant. Ils ont du mal à renoncer à leurs envies, et préfèrent penser que leurs activités n’ont aucun effet négatif sur la nature, que ce sont les actions des autres qui causent préjudice à l’environnement, mais pas les leurs » regrette Josep-Maria Forcadell-Roig.

Développer un tourisme durable

En Catalogne, certains espaces naturels saturés par les touristes ont donc été contraints d’imposer des quotas pour préserver la faune et la flore de ces lieux, notamment à Montseny ou au parc naturel de Sant Llorenç où plusieurs fermetures temporaires ont été décrétées depuis 2020, afin de réduire la pression exercée sur la nature.

« Désormais, nous essayons le plus possible de développer un tourisme durable, qui soit le moins impactant possible sur l’environnement, la société et l’économie locale » affirme l’office de tourisme de Catalogne. Si le comportement de certaines personnes, notamment sous l’influence d’Instagram, peut engendrer des dommages, ils représentent tout de même une minorité. Mais dont les actions peuvent parfois avoir des conséquences irréversibles.

parque natural Lleida

Photo : Parque Nacional de Aiguestortes i Estany de Sant Maurici à Lleida

Ce n’est donc pas tant la présence des touristes qui gêne, bien au contraire, elle est source de revenus et d’animation des territoires. C’est plutôt l’attitude de certains d’entre eux, et leur prise de conscience quant à la nécessité de respecter la nature. « Notre objectif pour 2025 est de devenir l’une des trois premières destinations touristiques méditerranéennes en termes de croissance durable » conclue l’office de tourisme de Catalogne. En espérant que les Instagrammeurs s’alignent sur cette vision, et contribuent à leur tour, avec leurs photos, à conserver ce que la nature nous offre de plus beau.

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