Le catalan peut-il disparaître ? (Anna Grau vs Francesc Ten)

anna grau francesc ten

Le président de la Catalogne, Pere Aragonès, a participé ce jeudi à un forum des Nations Unies à Genève dans lequel il a exprimé son inquiétude quant à l’avenir de la langue catalane et assuré que l’Espagne, comme la France ou l’Italie, « n’offrent la reconnaissance et la protection que chaque langue mérite ». Aragonès a assuré que le catalan est une langue « pas de minorités mais elle est ‘minorée' » et a présenté l’Andorre, où elle est officielle, comme le seul État où cette langue bénéficie d’une protection adéquate.

Le Catalan peut-il disparaître ? Pour répondre à cette question complexe, Equinox publie deux tribunes libres de parlementaires catalans. Anna Grau et Francesc Ten exposent leurs visions opposées.

Les chevaux de Troie de la langue catalane 

Par Anna Grau, écrivaine, députée au parlement de Catalogne (Groupe Ciutadans)

Inés Arrimadas ficha a Anna Grau para las elecciones catalanas

Une langue peut-elle finir par disparaître, lorsqu’elle a dix siècles d’histoire écrite, qu’elle a produit, dans ses heures les plus sombres, de grandes œuvres comme celles de Josep Pla et de Mercè Rodoreda, qu’elle a survécu à l’analphabétisme massif de ses locuteurs pendant des siècles, supporté quarante ans de marginalisation et d’humiliation sous le régime de Franco et quand la démocratie arrive enfin,  elle doit en plus endurer la politique linguistique la plus irresponsable et absurde de la part du séparatisme catalan ?

Quand on parle de langues romanes, ce genre de questions n’est généralement pas soulevé par des anthropologues anxieux mais plutôt par des responsables politiques radicalisés. Activistes et fanatiques. Car il est vrai qu’il est politiquement possible de faire taire une langue durant un temps ou de l’effacer dans certains espaces (lorsqu’une partie des territoires espagnols où l’on parlait catalan sont passés chez les français, la langue espagnole comme la catalane a disparu de manière forcée et définitive…), mais cela est beaucoup plus difficile de déraciner une langue dans son ensemble. Cependant, même les choses les plus improbables peuvent devenir possibles si la langue en question n’a pas d’ennemi à l’extérieur mais à l’intérieur.

Si celui qui la menace est justement celui qui devrait le plus en prendre soin. Comme un père qui maltraite son enfant. Comme un cheval de Troie. Les sociétés bilingues ont tendance à basculer comme des navires. Après chaque tempête monolingue revient le calme, et une communauté saine trouve un moyen de rétablir l’équilibre. Il était normal, après la mort de Franco, de donner un coup de pouce à la légalisation du catalan dans les institutions, dans les médias, dans les écoles. Pas dans la rue car la dictature n’est jamais parvenue à rendre contre-nature ce qui était, ce qui est profondément naturel. Cela aurait dû servir de leçon à ceux qui n’en ont pas eu assez avec le retour du bilinguisme et de la liberté, non satisfaits que le catalan revienne avec enthousiasme à sa juste place, et ont décidé que tout cela ne valait pas la peine, s’il n’y avait pas une déclaration de guerre contre l’espagnol. Appliquer une sorte de franquisme à l’envers, c’est-à-dire retourner dans le passé.

Préférer rester borgne si l’autre est aveugle…Donner la priorité à l’hispanophobie (ou aux gains politiques qu’ils en attendent) plutôt qu’à un amour authentique et sincère pour le catalan. C’est pourquoi je crois que si le catalan finit par disparaître un jour, ce ne sera pas à cause d’une quelconque attaque extérieure, mais à cause de l’incroyable trahison intérieure qu’il a subie et continue de subir de la part de ceux qui devraient être ses premiers défenseurs .

Cette catastrophe devient de plus en plus ridicule dans un monde de plus en plus globalisé, numérique, linguistiquement incontrôlable. Les mécanismes coercitifs traditionnels qui garantissaient autrefois les hégémonies des langues ne fonctionnent plus. Voilà pourquoi la meilleure stratégie pour garantir encore dix siècles de bonne santé au moins pour la langue catalane serait de concevoir une politique de coopération active, jamais de confrontation, avec l’autre langue du pays.

Embrasser le bilinguisme, ne pas le combattre. Certains d’entre nous y travaillent.

Le catalan peut finir par devenir résiduel, une langue de fiction.

Par Francesc Ten, philologue, député au parlement de Catalogne (Groupe Junts Per Catalunya) 

Francesc Ten, primer diputat per Girona que es dona de baixa del PDeCAT - Diari de Girona

Oui, le catalan et l’aranais peuvent disparaître, si nous ne faisons rien pour l’arrêter. Au sein de mon parti, Junts, nous croyons que le processus peut être inversé. Mais il y a aussi une autre question importante à se poser : quelle est la situation du catalan aujourd’hui ? Le catalan traverse l’une des périodes les plus compliquées de ces dernières décennies. Jamais auparavant le niveau d’utilisation sociale de la rue n’avait été aussi bas : seuls 36 % des citoyens l’utilisent comme langue habituelle et, selon une enquête réalisée par la mairie de Barcelone, aucun quartier de la capitale du pays n’a plus de 50 % des jeunes de 15 à 34 ans qui parlent catalan.

Avec ces données, il est clair que si nous ne menons pas d’actions concrètes et énergiques pour faire face à ce déclin, le catalan finira par être résiduel, une langue d’écriture, une langue de fiction.

Les effets de la mondialisation et l’enracinement de la technologie dans notre vie quotidienne ne contribuent pas à normaliser l’usage du catalan. Pour cette raison, Junts a promu une longue liste de mesures concrètes. Pour en souligner une, et la relier à ce que nous venons d’expliquer, nous avons créé le projet Aina : un excellent outil précisément pour que nos appareils connectés comprennent et parlent le catalan. Aussi, et conscients de la gravité du moment, nous avons demandé au gouvernement un sommet entre tous les agents concernés pour traiter ce dossier et trouver ainsi des solutions engagées et efficaces pour stopper son recul.

Pour répondre à la question sur la disparition ou non de notre langue, nous ne pouvons pas oublier le rôle intéressé de l’État contre l’augmentation de l’usage du catalan et sa reconnaissance : les politiques linguistiques sont beaucoup moins efficaces avec un État espagnol contre elle. Et qui sait que quiconque attaque la langue attaque par ricochet le catalanisme et l’indépendantisme.

Il faut pouvoir dire, avec toute la véhémence, qu’à la différence de l’Europe, où le multilinguisme est un héritage de savoir et de sagesse, les pouvoirs de l’État, le gouvernement espagnol et ses institutions ont été et sont des belligérants envers le catalan et son utilisation.

En Espagne, la reconnaissance des autres langues n’est pas valorisée, c’est dommage. L’État dispose des outils juridiques pour marginaliser progressivement le catalan, et bien qu’il puisse avoir certaines des clés pour inverser cette tendance, il ne les utilise pas, c’est un problème grave.

Heureusement, la Catalogne dispose d’un solide réseau d’agents sociaux qui s’occupent de promouvoir des politiques linguistiques qui encouragent l’utilisation de la langue catalane dans tous les domaines.

La société civile engagée a été vitale pour la défense de la langue et pour faire de la Catalogne une terre d’accueil. Nous devons tous nous retrouver dans la langue, c’est pourquoi le rôle de l’école et des médias est essentiel pour améliorer l’usage social du catalan, tout comme il est important que le catalan soit nécessaire et intéressant pour les nouveaux locuteurs.

Au sein de Junts, nous défendons la langue, parce que nous sommes convaincus qu’elle est un outil de mise en relation, un facilitateur de cohésion sociale, et parce que nous savons que sans langue, il n’y a pas de nation et sans nation, il n’y aura pas d’indépendance ni de l’égalité des chances.

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