Alors que les rideaux tombent sur de nombreuses salles obscures, d’autres refusent le générique de fin. Entre fermetures et réinventions, les cinémas barcelonais rejouent le scénario de leur survie.
Le cinéma Comedia a fermé ses portes en janvier dernier. (Crédit : Equinox)
Ils étaient 26 en 2013. Dix ans plus tard, ils ne sont plus que 13 à projeter encore des films en dehors des multiplex. Le Comèdia a tiré sa révérence en janvier, après 64 ans d’histoire sur le Paseo de Gràcia. Le Boliche, lui, a cessé toute activité sur l’avenue Diagonal. À Barcelone, les cinémas indépendants ferment les uns après les autres. En dix ans, la capitale catalane a vu disparaître près de la moitié de ses cinémas en dehors des centres commerciaux.
« Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est une tendance globale », nous explique Pablo La Parra, directeur de la Filmoteca de Catalunya. « Que ce soit dans les métropoles ou dans des localités plus petites, la fréquentation des cinémas est en baisse. C’est un phénomène qui s’explique sans doute par de multiples raisons, mais la plus importante à mes yeux, c’est le changement des habitudes culturelles. L’arrivée des plateformes de streaming et de la vidéo à la demande a profondément modifié notre manière de partager des expériences culturelles collectives. »
Mais tout n’est pas perdu.
Le Verdi, en plein cœur de Gràcia, continue de faire vibrer les amoureux du grand écran, presque un siècle après son ouverture. Le Girona, rescapé de justesse en 2009, s’est réinventé pour retrouver son public. Le Maldà, niché dans les murs d’un ancien palais gothique, joue la carte de la singularité. Et le mythique Texas, sauvé in extremis par ses voisins, entame un nouveau chapitre sous le nom d’Espai Texas.
Mais comment font-ils pour survivre dans une époque où le streaming semble avoir volé la vedette ? La réponse tient en un mot : adaptation. Et ce n’est pas du cinéma. Version originale en catalan, technologie immersive, opéras en direct, fauteuils sur-mesure, diversité des contenus… Les cinémas qui survivent aujourd’hui ne sont pas les plus grands, mais les plus agiles.
« Il faut arrêter de croire que tout disparaît », insiste Pilar Sierra, directrice du Gremi de Cinemes de Catalunya. « Certains cinémas ferment, oui, mais d’autres ouvrent, parfois ailleurs, parfois différemment. »
Et si certaines fermetures sont inévitables, d’autres ne sont pas le fruit d’un désamour du public, mais d’enjeux plus structurels : loyers trop élevés, désaccords contractuels, manque de soutien. « Le Yelmo Icaria, par exemple, allait très bien. C’était un cinéma en version originale très apprécié. Mais la gestion du centre commercial a décidé de le fermer », raconte Pilar Sierra. Même constat pour le Cinesa de Cornellà, victime d’un loyer prohibitif dans une zone très chère.
Pendant ce temps, d’autres s’ancrent dans leur quartier, jouent la carte de la proximité, du local, ou misent sur une programmation ciblée. C’est le cas de l’Espai Texas, qui diffuse exclusivement des films en catalan, ou du Phenomena, qui fait revivre les classiques du 7e art dans un écrin rétro.
Dans cette résistance silencieuse, le Maldà fait figure de bastion poétique. Un cinéma de poche, indépendant, artisanal, niché dans le cœur gothique de Barcelone, où l’on peut encore voir 25 films par semaine avec une seule entrée, comme autrefois. « On est un petit cinéma indépendant, on fait du cinéma d’auteur, très art house, avec une programmation ultra-variée. On peut projeter 25 à 26 films par semaine, en format « session continue » : une seule entrée permet de voir plusieurs films. C’est notre manière d’être un multiplex sans l’être », nous explique Xavier Escriva, gérant et programmateur, avec une fierté discrète.
Le public ? « Il a mis du temps à revenir après la pandémie, mais il est là. Surtout entre 40 et 70 ans. On attire aussi les jeunes avec certains films ou événements. » Et des événements, le Maldà n’en manque pas. Périodiquement, il propose des projections gratuites, des collaborations avec Media Europa, des soirées autour du cinéma galicien, philippin, ou même des films de 7 heures ! « On ne vend pas de popcorn, on ne fait pas de pub. On vit pour le cinéma. Mais pour ça, on a besoin d’un coup de main. »
Les cinémas, un vrai moment de déconnexion
Cette diversification passe ainsi aussi par l’accueil de contenus alternatifs : opéras, ballets, concerts, documentaires d’auteur. « Ça fidélise. Les spectateurs savent qu’ils vont retrouver une programmation régulière, comme une saison à l’opéra », explique Pilar Sierra. Un modèle hybride qui permet de maintenir une offre culturelle riche, tout en attirant un public plus large. Autre levier crucial : la fameuse « fenêtre d’exclusivité », c’est-à-dire l’obligation pour un film de sortir d’abord en salle avant d’être disponible sur les plateformes de streaming. « C’est l’un des piliers de notre survie », insiste Pilar Sierra.
« La clé, selon moi, réside dans la revalorisation de l’expérience collective du cinéma », avance pour sa part le directeur de la Filmoteca. « Ce que ne peuvent pas offrir les plateformes, c’est ce sentiment de communauté, d’échange, de proximité. Les salles qui misent sur une programmation exigeante, une ambiance soignée, une expérience sociale — comme le Cinéma Zumzeig à Barcelone, qui fonctionne en coopérative — ont une longueur d’avance. Là-bas, on ne fait pas que « consommer » un film : on participe à un espace collectif, participatif, qui soigne les détails et dans lequel les spectateurs peuvent s’impliquer activement. » Loin des écrans de nos smartphones, notamment.
« Ce qui a survécu, c’est l’essence même du cinéma : regarder un film dans le noir, en silence, avec d’autres personnes », continue Pablo La Parra. « C’est une expérience précieuse, un moment de concentration unique dans un monde saturé de distractions. On passe nos journées à regarder nos téléphones. Le cinéma, c’est un vrai moment de pause, un sas de déconnexion. Il y a très peu d’endroits aujourd’hui où l’on peut vraiment se concentrer sur une seule chose. »
Ça, le public semble l’avoir bien compris. Si les chiffres ne sont pas encore revenus au niveau de 2019 — année où les salles catalanes ont attiré 19 millions de spectateurs —, la tendance est à la nette reprise. L’année 2024 a connu un creux au premier semestre, en partie dû aux grèves à Hollywood. « Mais le second semestre a très bien fonctionné, et 2025 démarre mieux que l’année précédente. On est confiants », souffle la directrice du Gremi.
Selon les experts du secteur, le retour au niveau pré-Covid pourrait être atteint entre 2026 et 2027. En attendant, chaque spectateur compte. Et pour les fidéliser, la production locale joue aussi un rôle clé. « Elle attire un public qui n’avait pas forcément l’habitude d’aller au cinéma. Et ça, c’est précieux », note Pilar Sierra. Bref, à Barcelone, le rideau n’est pas (encore?) tombé. Il s’est juste levé sur un nouveau chapitre.