À Barcelone, le harcèlement scolaire est une réalité, mais la réponse institutionnelle reste souvent trop lente ou inexistante, selon des témoignages. En attendant, certaines familles préfèrent fuir, changer d’école, voire garder leurs enfants à la maison en attendant une solution.
Photo : Equinox
« Avant chaque pause, il devenait nerveux. Il me suppliait de venir le chercher. Il rentrait en courant, avalait son déjeuner, puis retournait en cours, juste pour éviter la cour de récré. »
Robyn, 47 ans, est arrivée à Barcelone avec son fils il y a un an et demi. D’origine sud-africaine, installée aujourd’hui avec son nouveau mari dans le quartier de Gràcia, elle n’imaginait pas que la scolarité de son fils de 12 ans, pourtant à moitié catalan, tournerait au cauchemar.
L’enfant, alors inscrit dans une école privée (concertada) à Sarrià, s’est retrouvé isolé, puis harcelé. La famille, arrivée d’Allemagne, a vite constaté un phénomène plus large : un repli des enfants espagnols sur eux-mêmes. « Même si mon fils est à moitié espagnol, les enfants espagnols ne s’ouvraient pas. Il n’a pu se lier qu’avec d’autres enfants étrangers — sud-américains, indiens, russes… »
Ce malaise latent, d’abord verbal, a pris des formes plus sournoises : coups à l’arrière de la tête, remarques humiliantes, exclusion silencieuse. Et ce, sous les yeux d’une équipe éducative absente. « Il y avait des surveillants, mais ils ne voyaient rien. Ils ne parlaient à personne, n’allaient pas vers les enfants seuls. »
La cour de récréation, théâtre des violences les plus impunies, s’est vite transformée en un lieu à éviter. « Le harcèlement, surtout verbal, se produisait pendant les matchs de foot. Il y a comme une culture du football ici qui tolère les insultes, voire les bousculades. On pousse les enfants très fort, on les écarte du jeu, et personne ne dit rien. »
La pression devient insoutenable. Pendant les vacances, son fils supplie : il ne veut plus remettre les pieds dans cette école. Il finit par être inscrit dans un établissement privé de Sant Cugat, où, selon sa mère, le harcèlement n’est plus un problème. « Ce n’est pas que l’école soit mieux encadrée. Les enseignants surveillent la cour à tour de rôle, mais de loin. Ce n’est pas un modèle parfait, mais au moins, il s’y sent bien. » Il se reconstruit doucement après le traumatisme, et est suivi par un psychologue.
Robyn n’est pas la seule expatriée à être passée par là. En discutant avec d’autres parents, elle découvre que le problème est récurrent, et parfois minimisé par les établissements. Une autre mère, dont la fille était scolarisée dans la même école de Sarrià, a vu son fils aîné devoir menacer les harceleurs pour que le harcèlement cesse. « C’est toujours aux parents de faire le travail. Pourquoi les écoles n’agissent-elles pas ? Pourquoi ne voient-elles pas ce qui se passe ? »
“Vous attendez une tragédie ?”
Gabriela, 41 ans, a quitté l’Argentine avec sa fille il y a un an et demi. Ce qu’elle pensait être un nouveau départ à Barcelone s’est transformé pour, elle aussi, en cauchemar.
Tout commence dans un collège public de Sant Cugat, le Leonardo da Vinci. Sa fille a alors 13 ans. Très vite, les commentaires blessants s’accumulent. Gabriela les énumère avec calme, mais l’émotion affleure : « Ce n’était pas seulement les élèves. Les profs aussi. L’un d’eux lui a dit pendant une sortie : “Ne reste pas au soleil, tu vas devenir encore plus noire que tu ne l’es déjà.” Elle rentrait de l’école avec des migraines, des crises de stress. Et moi, je n’en pouvais plus qu’elle entende des phrases comme : “Tu n’es pas argentine, c’est sûr, tu viens du Maroc. T’as été adoptée. Qui pourrait t’aimer ?” »
Une autre enseignante lui glisse qu’elle a un « visage très exotique, mais élégant », comme si c’était étonnant qu’une Latino-américaine soit jolie. Les attaques, parfois racistes, parfois sexistes, s’insinuent dans le quotidien de l’adolescente. « Ce qui m’a le plus choquée, c’est quand j’ai tenté d’en parler à l’école. La prof a dit devant toute la classe : “La mère d’une élève est venue se plaindre de racisme.” Elle a exposé ma fille. Et le harcèlement a empiré. »
Gabriela documente tout, alerte la direction, appelle l’établissement à plusieurs reprises — on lui répond en catalan, on lui raccroche au nez. Elle finit par envoyer un long mail. « Je leur ai demandé : vous attendez quoi ? Une tragédie ? » En retour, l’école lui reproche de ne pas s’être présentée correctement. Puis minimise, encore. « Ils m’ont dit que j’exagérais, que je décrivais leur école comme une prison. Qu’il fallait que je me calme. »
L’année suivante, sa fille subit encore des humiliations, mais aussi des vols de livres, et finit par développer des symptômes physiques de stress intense. Gabriela décide de l’en retirer définitivement. « Ils m’ont dit que je n’avais pas signalé la situation cette année, alors qu’ils m’ont ignorée l’année d’avant. Et qu’ils avaient besoin de preuves. De certificats. D’abord un psy, puis un médecin, puis un psychiatre public… Il n’y avait pas de rendez-vous avant six mois. J’étais au bord du désespoir. »
Après plusieurs courriers, elle finit par obtenir un transfert, validé par l’inspection académique. Sa fille est aujourd’hui inscrite dans un autre collège, à Sant Cugat, où elle s’épanouit enfin. « Elle a été accueillie à bras ouverts. Ça fait du bien. »
Mais le souvenir est encore vif. Et la frustration d’un système toxique lui reste en travers de la gorge. Gabriela indique qu’une autre mère a changé sa fille d’école la même année, après avoir vécu la même chose, dans le même établissement : déni, culpabilisation, rejet. « Le problème, ce n’est pas juste “venir de l’étranger”. C’est avoir l’air de venir d’ailleurs. Il y avait un élève marocain dans la classe de ma fille. Un prof lui a dit : “Tu comprends rien, toi, le Péruvien” », explique Gabriela. Equinox a tenté de joindre l’école, mais nos tentatives sont restées sans réponse.
Cette mère nous explique enfin comment elle s’est sentie démunie face à cette absence de réponse de la part de l’école. « Ce n’est pas seulement un manque d’écoute. C’est comme si j’avais parlé à un mur. J’ai eu l’impression de revenir trente ans en arrière. En Argentine, aujourd’hui, un prof qui ferait ce genre de remarques serait isolé. Ici, les élèves deviennent encore plus populaires quand ils disent des horreurs. C’est célébré, encouragé », regrette-t-elle-frustrée.
À l’automne dernier, le ministère catalan de l’Education a lancé la campagne « Repère les signes, stoppe le harcèlement », avec un budget de 700.000 euros. Son objectif : interpeller les enseignants, les familles et les camarades de classe des victimes, afin qu’ils n’attendent pas que celles-ci trouvent seules le courage de dénoncer les faits. Le nombre de cas traités par l’unité spécifique en soutien aux élèves en situation de violence scolaire, la USAV, a augmenté de 200% en trois ans.