À la fin des années 1920, la communauté française de Barcelone, autrefois appelée « colonie », connaît une expérience politique unique. Son gouvernement pousse à la démission son président et fait un choix en rupture radicale avec les vingt dernières années. Ce changement répond avant tout à des objectifs politiques et financiers. Retour sur cet épisode atypique.
Photo d’illustration : un bureau de vote à Barcelone en 1920 – Arxiu Nacional de Catalunya
En 1922, le gouvernement de la communauté française de Barcelone, appelée Générale, élit comme président de la Générale, ce qui lui donne de droit le titre de président de la colonie, Eugène Oswald, un représentant industriel, suite au décès du président en exercice. Son élection n’est pas une surprise. Au contraire, elle est dans la continuité, car Eugène Oswald est un notable, partisan de la République et s’implique personnellement comme financièrement dans les associations de la communauté française depuis des années.
Durant les premières années de son mandat, Eugène Oswald se montre actif dans le domaine de l’enseignement. Son objectif est d’assurer l’accès à l’éducation au plus grand nombre. En 1923-1924, il favorise la création de classes pour les enfants en bas âge et de cours secondaires (actuel Lycée français de Barcelone), dont il cède l’entière gestion à l’Institut français. Cependant, un indice démontre une fragilisation de la légitimité d’Eugène Oswald : le nombre de Français s’impliquant dans la vie associative de la communauté diminue progressivement d’année en année.
Eugène Oswald, vers 1912, Archives de la famille Perrier
Un président de plus en plus isolé
L’année 1926 est un tournant, car pour la première fois, des contestations apparaissent publiquement, ce qui n’est pas la tradition dans la communauté française de l’époque, préférant régler les différents en dehors des réunions officielles. En effet, lors de sa réélection, les grands électeurs décident de bouder les urnes. Généralement au nombre de 30-35, seuls 19 répondent à la convocation des élections. De plus, pour la première fois, un membre de la Générale ose voter blanc, ce qui est un acte de contestation très fort par rapport à la culture politique de l’époque au sein de la communauté française.
L’année suivante, la contestation s’amplifie. Peu de grands électeurs se présentent, et parmi les quelques votants, il y a deux votes blancs. Le motif de cette contestation pourrait provenir de l’incapacité d’Eugène Oswald à obtenir la légalisation du cours secondaire (actuel Lycée Français de Barcelone). Contesté de toutes parts, il décide de démissionner le 7 décembre 1927 et de se retirer des affaires pour se consacrer à sa famille à Toulon.
Un nouveau président pour incarner le changement
Suite à la démission d’Eugène Oswald, le candidat naturel pour lui succéder est André Le Bœuf de Marys. Comme Eugène Oswald, c’est un notable de la communauté française, républicain, engagé à son service depuis plus de vingt ans, et a occupé des fonctions parmi les plus importantes. Il ne lui reste plus qu’à attendre son heure.
Cependant, la Générale décide de changer de stratégie et de rompre avec la tradition. À la surprise générale, elle élit Marcel Foret, un industriel. Marcel Foret représente l’opposé de ce que tous les présidents de la colonie incarnaient. Certes, il appartient à l’une des familles les plus riches de la communauté, mais il a évolué au sein de la communauté catholique française de Barcelone, l’antithèse de la communauté républicaine. C’est un camouflet pour André Le Bœuf de Marys, qui décide de démissionner de ses fonctions.
Marcel Foret possède la jeunesse, l’audace et le dynamisme. C’est un ancien combattant, passionné d’automobiles, de voiliers et d’aéronautique, un peu casse-cou et très audacieux. Un exemple révélateur : en 1912, il a un grave accident lors d’une course automobile avec son frère Georges. Les infirmiers s’empressent de venir le soigner, mais en sortant du véhicule, il refuse les soins. Autre exemple de sa mentalité, il baptise son voilier de compétitions « Sans peur ».
Un calcul politique et financier avant tout
Marcel Foret se montre réticent au début, mais finit par accepter la fonction. En élisant un candidat hors du système, la Générale vise un objectif financier et politique. En effet, à cause de l’érosion du nombre de Français investis dans la vie associative de la communauté française depuis 1922, elle doit trouver le moyen d’inverser la tendance. Elle offre le plus prestigieux des postes à un catholique afin de favoriser la fusion entre les deux communautés, qui se sont timidement rapprochées au cours de la Première Guerre mondiale. En favorisant le rapprochement des deux communautés, la Générale espère bien que les grandes fortunes catholiques et leurs capitaux. Le choix de Marcel Foret est très révélateur de cette stratégie. Il dispose de l’une des plus importantes fortunes de l’époque grâce à son entreprise de produits chimiques, célèbre pour son eau oxygénée.
Publicité pour l’eau oxygénée « Foret » dans La Vanguardia, le 8 février 1924
Un président dépassé par la fonction
Cependant, en choisissant un homme non préparé aux exigences de la fonction et qui ne connaissait pas les dossiers de la communauté française, la Générale fait un pari qui échoue. Trois mois plus tard, Marcel Foret démissionne, constatant que les fonctions « sont trop absorbantes » contrairement à ce qu’on lui avait indiqué. Il démissionne en mars 1928. Dans l’urgence, la Générale choisit de revenir à un profil plus classique. Elle élit Paul Jaime, un homme expérimenté, républicain, dont la carrière s’inscrit dans la communauté française, et qui marquera l’histoire de la communauté française de Barcelone. Comme quoi, certaines audaces se transforment en échec, mais nourrissent aussi des opportunités.
L’histoire des Français de Barcelone
L’historien Guillaume Horn, auteur de cet article, a dirigé les recherches et la rédaction de l’ouvrage LES FRANÇAIS DE BARCELONE, OMBRES ET LUMIÈRES – DU XVE AU XXE SIÈCLE.
Le livre est toujours disponible et s’il est acheté à la librairie française de Barcelone Jaimes, tous les revenus sont reversés à la Bienfaisance. Infos et commandes sur le site de la librairie.